Chercheur·es

Mieux enseigner et apprendre à « penser par soi-même »

Michel Tozzi est professeur émérite en sciences de l’éducation à l’université Paul-Valéry de Montpellier. Il présente ici son parcours de recherche en didactique de la philosophie.

Celle ou celui qui veut philosopher est une chercheuse ou un chercheur au quotidien dans sa réflexion, mais aussi dans son action. Je suis philosophe de formation et je me situe dans le champ épistémologique de cette discipline que j’ai enseignée en Terminale et continue à pratiquer avec des adultes, des enfants et des adolescents. Très vite, je me suis aperçu que, pour l’institution, un bon professeur de philosophie est un bon philosophe. Si on regarde en effet les formations qu’on lui impose, on voit qu’elles cherchent à accroitre sa compétence scientifique en lui faisant connaitre l’histoire de la philosophie et en escomptant qu’en étant meilleur philosophe, il sera meilleur pédagogue. Mais ce n’est pas comme cela que ça fonctionne. Ce n’est pas parce que je vais faire un bon cours d’histoire de la philosophie que les élèves vont philosopher. La pensée ne descend pas sur les élèves en venant d’un professeur, même charismatique. C’est vrai qu’on devient souvent professeur de philo parce qu’on avait un prof de philo charismatique. Mais, pour le dire simplement, mon travail de chercheur consiste à essayer de trouver ce qui fait que l’élève, la personne, l’enfant, l’adolescent ou l’adulte parviennent à « penser par eux-mêmes ». Et cette recherche s’inscrit dans un travail quotidien des plus variés dont je vais retracer le cheminement.

Michel Tozzi

Chercher pour changer l’enseignement de la philosophie

En début de carrière, j’ai été nommé professeur de philosophie dans un lycée technique. Après la réforme Haby de 1975, quand sont arrivés les « nouveaux lycéens » (expression reprise à François Dubet dans son livre de 1991), j’ai vu croitre l’écart linguistique et culturel entre les élèves « traditionnels » et ceux qui auparavant partaient dans la vie active, en lycée professionnel ou en apprentissage. Ces élèves-là, je les avais, et c’est là que je me suis dit : « Si je veux pouvoir continuer à enseigner la philosophie, et c’est très dur deux heures de philo avec des élèves assez peu réceptifs et très éloignés culturellement, il faut que je change ma façon d’enseigner. »

J’ai donc commencé ma recherche parce qu’il devenait de plus en plus difficile d’enseigner la philosophie dans un lycée technique avec des cours magistraux ou des textes très abstraits qui ne servaient qu’à reproduire le petit cheptel des profs de philo. Cela m’a amené à faire une thèse avec Philippe Meirieu. Elle définit ce que j’appelle une « matrice didactique du philosopher ». Elle ne s’intéresse pas à une définition de la philosophie, puisque les philosophes ne sont pas d’accord entre eux sur ce sujet, mais à une définition didactique du philosopher, autrement dit de ce qu’il est souhaitable d’enseigner pour que tous les élèves apprennent à philosopher.

Comme il n’y avait rien dans ce domaine, il a fallu que j’aille chercher ailleurs. Dans les années 70 s’étaient développées les didactiques des disciplines, les maths d’abord, puis le français, l’éducation physique et sportive (EPS), etc. J’ai découvert le concept de « transposition didactique » chez Yves Chevallard (aller du savoir savant — qui n’est pas mis en forme et qui évolue sans cesse — au savoir à enseigner — qui permet de programmer et de progresser — puis au savoir appris et su par les élèves), les « pratiques sociales de référence » chez Jean-Louis Martinand (on n’enseigne pas que des savoirs savants, mais aussi des façons de faire en parlant anglais, en faisant de la biologie ou en produisant des objets techniques), les « concepts-clés » chez Jean-Pierre Astolfi (par exemple les préconceptions ou représentations qui expliquent qu’on n’apprend pas à partir de rien, mais souvent contre des connaissances bien ancrées). J’ai fait le tour des concepts didactiques pour voir si et comment ils pouvaient être transposés dans le champ épistémologique de la philosophie.

Le deuxième apport qui m’a intéressé, c’est l’approche par compétences. Je l’ai découverte en sciences de l’éducation. La problématisation, la conceptualisation et l’argumentation me sont apparues comme des compétences exigées par les correcteurs du bac et je n’ai fait que les reprendre pour didactiser la dissertation de philo.

Puis j’ai essayé de proposer des exercices pour développer ces compétences, en tirer des activités décrochées comme en didactique du français : on identifie une difficulté et on fait un travail spécifique pour lever cet obstacle. Les sciences du langage m’ont aidé parce que, dans la discussion, on est dans une activité sociale verbale. J’ai travaillé avec des didacticiens du français et j’ai essayé de voir ce qui se passait du côté de ceux qui travaillent sur les processus rédactionnels en français, car ces processus sont importants dans l’écriture philosophique.

En résumé, comme tout chercheur en sciences humaines et sociales, j’ai ouvert différents chantiers, un peu comme on élève un mur avec des briques, dans la mesure où tout est interconnecté dans l’activité humaine. Il y a eu d’abord la lecture philosophique, ensuite l’écriture philosophique, et, chaque fois, j’ai cherché, formalisé ce que j’avais trouvé puis écrit des livres sur ces activités.

Le paradoxe de la discussion philosophique avec des enfants

Pour ce qui est du chantier de la discussion philosophique, j’y suis arrivé en dernier. Elle était peu pratiquée en terminale et c’est à partir des années 2000 que j’en suis venu à la discussion à visée philosophique avec des enfants. Là aussi, il n’y avait rien en France. Ma nouvelle question de recherche a été de savoir si je pouvais transposer aux enfants les résultats que j’avais obtenus pendant dix ans sur la didactisation du philosopher en Terminale. La matrice du philosopher pouvait-elle s’appliquer à eux, moyennant évidemment une adaptation à leur âge ?

Certains instituteurs, Sylvain Connac et d’autres, s’étaient mis à la philosophie avec les enfants dans leurs classes. Moi, j’ai animé des séances en primaire alors que je ne connaissais pas du tout cette école. D’où une série d’expérimentations sur le terrain. J’ai recueilli un corpus de discussions avec les enfants que j’ai essayé d’analyser et progressivement de théoriser. Une institutrice, Anne Lalanne, était venue me voir à l’université en 1998 et je me suis dit qu’il fallait mettre en place un groupe de recherche pour voir s’il était possible de faire philosopher des enfants. Cela a duré trois ans et c’est au sein de ce groupe qu’on a mené des discussions pour observer, débriefer, essayer de savoir comment il fallait s’y prendre pour philosopher avec des enfants. Donc observation, expérimentation, formalisation.

J’observais la posture du maitre, la façon dont il interagissait avec les enfants, le type de questions qu’il posait, de supports qu’il utilisait avant de commencer la «discussion à visée philosophique » (DVP), un album de littérature de jeunesse, par exemple, et, à partir de là, comment il faisait émerger des questions, en faisait choisir une puis lançait la DVP. Donc, l’observation a été très importante pour comprendre ce qui se passait.

Mais il y a eu aussi l’expérimentation où je menais moi-même ce processus. Cela m’a amené à comprendre de l’intérieur la DVP et à me poser un certain nombre de questions que la seule observation ne m’aurait pas fait émettre. Est venue dans la foulée l’idée d’analyser ma propre pratique à travers des enregistrements. En travaillant avec Sylvain Connac, qui est spécialiste de la pédagogie coopérative et qui en était alors un praticien du primaire, je me suis aperçu qu’il donnait un certain nombre de rôles aux élèves. Je me suis dit que cela pourrait être intéressant. La DVP est devenue la DVDP, la discussion à visée démocratique et philosophique. Grâce à cette articulation des acquis de la pédagogie coopérative avec la discussion à visée philosophique, au travail fait avec Sylvain Connac et aux thèses que j’ai fait soutenir, j’ai constaté qu’un certain nombre de thésards m’ont beaucoup aidé pour comprendre et évoluer dans mes recherches. C’est un apport de la recherche collaborative.

Les apports d’une recherche collaborative

En effet, dans le travail de l’enseignant-chercheur que j’étais devenu entretemps puisque j’avais été recruté par l’Université Paul Valéry Montpellier 3, il y a aussi tout le temps consacré à ma direction de thèses qui sont autant de recherches. La première thèse, celle de Gérard Auguet en 2003, a été très importante parce que, comme didacticien du français, il travaillait beaucoup sur le langage et avait des conventions de transcription. Grâce au travail mené avec lui, j’ai compris l’intérêt de cette méthodologie pour nos recherches et j’ai adopté ces conventions pour retranscrire tous les corpus que j’ai recueillis comme pour ceux de la dizaine de thèses que j’ai accompagnées. C’est ça aussi l’attrait du métier : on invente des outils, on les améliore et on les communique aux autres pour leurs études. Encore mieux que les transcriptions des discussions : les enregistrements vidéos, car on a le corporel, c’est-à-dire qu’on voit les visages, les postures physiques des gens et les réactions des élèves. Dans la vidéo, on découvre à partir des regards comment se structure la communication, ce qui est passionnant à analyser.

D’ailleurs ces corpus intéressent énormément les sciences du langage, pas seulement les sciences de l’éducation. Ainsi, j’ai comparé le langage, les interactions sociales et verbales dans un conseil coopératif de type Freinet et dans une DVDP. J’ai remarqué, alors que c’est le même groupe avec les mêmes élèves, le même enseignant, que le registre de langue est plus élevé dans la DVDP, d’où mon hypothèse : « Même si on régule un peu les conflits dans le conseil, comme on vote à un moment donné pour prendre des décisions, le langage reste un rapport de force, on aimerait que ce soit sa position qui l’emporte et donc il a un enjeu essentiellement communicationnel. Par contre, dans une DVDP, on passe du rapport de force à un rapport de sens ». Et je le vérifie dans chaque DVDP à laquelle j’assiste ou que j’anime.

Sur un autre plan, celui du développement de l’enfant, je vois des élèves qui sont capables de faire des démarches quasi hypothético-déductives à partir du cours élémentaire. C’est vrai que, comme disait Piaget, le stade hypothético-déductif n’est pas encore stabilisé. Mais, moi je travaille plutôt par expérience de pensée (« Supposons que tout le monde mente, quel monde ça donnerait ? ») : les enfants imaginent un monde et en tirent des conséquences. Je leur dis par exemple « Si tous les hommes étaient libres, alors… », et ils s’entrainent à penser ce qui s’ensuit. Je fais l’hypothèse et eux sont dans la déduction. Ils apprennent finalement à tirer des déductions d’une hypothèse.

Le chercheur comme praticien

La situation la plus difficile que j’ai connue lors de mes expérimentations est celle où j’étais dans une section d’enseignement général adapté (Segpa) d’un collège en éducation prioritaire. Les élèves y ressentent le cumul des difficultés (sociales et scolaires). Un jour, à mon arrivé,j’apprends que le directeur est malade, que la professeure d’anglais qui avait cours avec eux n’est pas au courant de ma venue, pas plus que les élèves. Quand je suis entré dans cette classe, les élèves ne savaient pas pourquoi je venais, la professeure d’anglais me découvrait. Elle a commencé par leur demander de mettre leur carnet de correspondance sur la table. Eux rentraient en se battant. Je suis allé avec eux au fond de la classe. Je me suis assis à côté d’eux. Je ne savais pas comment j’allais tenir pendant une heure dans ce brouhaha avec ces élèves que je ne connaissais pas, qui ne me connaissaient pas et avec qui j’étais censé travailler. Donc, je leur ai demandé :

« — De quoi voulez-vous qu’on discute ?

Le sport, le sport !

D’accord, le sport. »

Et on a commencé à discuter. J’ai affirmé :

« — Vous voyez, il y a une chose qui m’intéresse dans le sport, c’est l’arbitrage. Qu’est-ce que c’est pour vous un bon arbitre et un mauvais arbitre ? »

Je voulais les faire réfléchir sur la question de la règle. Alors, ils se sont exclamés « carton rouge, carton jaune ! ». Il y en a un à qui j’ai dit « Mais c’est très intéressant ce que tu dis là ! ». Du coup, alors qu’il ne faisait que bouger, il a pris sa chaise et est venu s’assoir à côté de moi et on a pu organiser une discussion autour de ce que c’est qu’une règle et pourquoi elle est nécessaire à partir de cet exemple de l’arbitrage. Voilà comment j’ai essayé de redresser une situation qui était mal partie. C’est là qu’on voit le chercheur aux prises avec les difficultés de la pratique !

Côté bonne expérience, et pour présenter mon travail de recherche avec les enfants, je voudrais raconter une séance qui m’a confirmé dans ma démarche de chercheur au service des enseignants et des élèves, y compris les plus en difficulté sociale et d’apprentissage. Je me souviens d’un épisode en classe relais avec Frédérique Landœuer, qui s’occupe d’élèves exclus du système scolaire pendant une assez longue période. Elle m’avait fait venir parce qu’elle voulait que je leur parle de philosophie. Elle m’avait dit à mon arrivée :

« — Je ne sais pas si ça va être possible. Hier ils ont été infernaux.

Ne n’en dis pas plus. Moi, j’arrive en ne sachant rien d’eux. Je les considère simplement comme des humains. »

Ça se passait dans un appartement d’une HLM. J’entre, on ferme la porte à clé derrière moi, et Frédérique Landœuer me présente. J’ai conservé la vidéo. C’est très significatif. Au début, les élèves sont complètement avachis sur leur chaise, avec la casquette en arrière. Dix minutes plus tard, ils se sont légèrement redressés. À vingt minutes, ils sont beaucoup plus droits et ils mettent leurs bras sur la table. Et au bout de quarante minutes, leur corps a avancé et ils sont en train de discuter. J’ai vu les corps se redresser : le fait de les considérer comme des « interlocuteurs valables » avait un effet quasi physique… Nous avions choisi la question du bonheur. Ils soutenaient un point de vue imparable : « J’ai du bonheur quand j’ai de l’argent. Or, je n’ai pas d’argent, donc pour être heureux, j’en pique. » C’était extrêmement difficile de les faire sortir de ce raisonnement : « Je veux être heureux. Il me faut de l’argent. Je n’ai pas d’argent donc je vole. ». Je voulais les faire sortir de ce blocage. Je me suis dit qu’il fallait aller chercher dans leur propre expérience quelque chose qui procure du bonheur sans argent. Je les ai interrogés :

«—Est-ce qu’il y a des cas où vous avez été heureux alors qu’il n’y avait pas d’argent ?

Un élève se lance :

— Bé, l’autre jour, ça m’a fait plaisir de voir des amoureux qui s’embrassaient.

Alors, bon, il n’y a pas d’argent ?

Non, non.

Un autre :

Ah, c’est intéressant parce que ça montre bien qu’il y a des gens qui peuvent être heureux dans cette vie.

Je rebondis :

et sans argent !

Puis un dernier raconte :

Oui, je suis heureux parce que, l’autre jour, j’ai aidé une petite vieille à traverser un boulevard extrêmement dangereux qu’il y a chez nous, parce que, sinon, elle se serait fait écraser. J’étais très content de moi.

Je lui demande :

Et tu ne lui as pas piqué son portefeuille ?

Non, non, pas du tout, j’étais très fier !

Donc, on peut bien être heureux sans argent ! ».

À la fin, ils sont venus me remercier un par un. J’étais venu de Narbonne à Montpellier pour les écouter et sans être payé ! Ça alors, ils n’en revenaient pas. Ils étaient là : « Merci, monsieur, vous reviendrez nous voir ! ». Ils me serraient la main. Ça a été une expérience vraiment structurante pour moi. Je me suis dit que la philosophie avec des enfants et des adolescents est intéressante dans une perspective citoyenne. Dans la DVDP, l’objectif démocratique prenait du sens. Je me suis aperçu que c’était une forme de prévention de la violence. Le fait d’avoir été praticien m’a amené à comprendre la raison pour laquelle faire des DVDP introduit de la cohésion sociale dans les groupes et à comprendre cette cohésion sociale… Jusqu’à ce jour, je pensais que la socialisation était un préalable pour que la discussion à visée philosophique soit possible. J’ai compris que c’est parce qu’ils sont considérés comme des interlocuteurs valables, parce qu’on trouve que ce qu’ils disent vaut d’être écouté, parce qu’ils réfléchissent sur des sujets qu’ils choisissent eux-mêmes que le problème de la motivation se pose autrement. J’en suis arrivé à la conclusion qu’on peut avoir de la socialisation par le sociocognitif, et qu’elle n’est pas forcément un préalable à l’apprentissage. En tant que chercheur, c’était une découverte importante.

Un chantier en ouvre un autre

J’ai finalement conscience d’avoir ouvert un chantier nouveau en éducation, celui de l’apprentissage du philosopher. Je constate que d’autres chantiers sont en train de s’ouvrir. Après celui d’Edwige Chirouter, qui porte sur la philosophie et la littérature de jeunesse, émergent celui de l’introduction des textes philosophiques dans la philosophie avec les enfants et celui du travail sur l’écrit, de l’utilisation systématique de l’écrit, alors que la DVDP relève essentiellement de l’oral. Moi, j’étais sur la nécessité d’expérimenter et de montrer que c’était possible, de légitimer en quelque sorte ce champ de la philosophie avec les enfants. Actuellement, il semble qu’elle soit de plus en plus implantée. Du coup, le moment est peut-être venu d’essayer quelque chose qu’on n’avait pas encore osé, comme le dit Laurence Breton dans sa thèse : lire des textes philosophiques avec les enfants. Un chantier en ouvre un autre et je suis heureux de voir que d’autres chercheurs en ouvrent de nouveaux.

Texte rédigé à la suite d’un entretien de Michel Tozzi avec Richard Étienne

Pour en savoir plus : Michel Tozzi, Jean-Pascal Simon, Paroles de philosophes en herbe — Regards croisés de chercheurs sur une discussion sur la justice en CM2, UGA, 2017.

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Ce récit a été collecté dans le cadre d’un projet
« dire le travail de la recherche »,
présenté dans ce dossier à télécharger.