Billets

Dire, raconter et faire voir le travail : modes de narration et pratiques du récit

Ce numéro de la Revue des conditions de travail (Anact, septembre 2019) est à recommander à tous ceux qu’intéresse la perspective de « dire le travail », et pas seulement pour la contribution proposée par Christine Depigny-Huet et Pierre Madiot, pour notre coopérative. Les différentes contributions balayent des questions fondamentales, ouvrent de nombreuses pistes, sans bien sûr épuiser le sujet. Elles sont autant d’occasions de présenter la diversité des démarches, et nous inviter ainsi à une mise en abime : elles disent le travail de celles et ceux qui prétendent dire le travail d’autrui, et constituent ainsi un espace de discussion, de controverses. C’est bien ainsi que peuvent se développer des compétences !

Quelques aperçus, pour vous inviter à aller voir de plus près ce numéro (en accès libre sur le site de l’Anact, en renseignant simplement une adresse électronique).

Que dire du travail ?

Le très ordinaire, « l’infra ordinaire » même (Thierry Rousseau cite Georges Perec dans son introduction), « quelques grammes d’activité » (comme le propose le collectif Étonnants travailleurs, page 88), ou bien des considérations plus générales de l’ordre des convictions, des valeurs qui portent la personne dans son activité, du sens qu’elle lui donne ?

Les réussites, les petites et grandes satisfactions, ou bien les tensions, les souffrances ? Un rapprochement saisissant dans le dossier : une nouvelle rédigée par une aide domicile (Laure Brusa, page 21), qui évoque ses relations à la fois éprouvantes et attachantes, affectueuses avec les personnes âgées qu’elle assiste, est encadrée par deux articles d’universitaires dont le focus porte sur des situations de souffrance au travail et les pratiques managériales pathogènes (Danièle Linhart, page 15, et Marc Loriol, page 35).

L’engagement subjectif, jusqu’à toucher l’intimité de « ce que l’on met de choix dans le travail », ce vers quoi porte des récits individuels, ou les coopérations, l’inscription de l’activité dans un contexte organisationnel, peut-être plus difficile à saisir à partir de paroles « d’en bas » ?

S’agit-il de raconter un métier, une activité, des conditions de travail ? La polysémie du terme « travail » reste bien difficile à maitriser par exemple par l’expérience présentée par Bénédicte Sarazin chez Réseau de transport d’électricité (page 79) où le propos porte parfois sur « la qualité de vie au travail », parfois sur « la qualité du travail », au risque d’écraser une différence essentielle.

Et puis quel rapport à la vérité, au réel véhiculent les récits de travail, en distinction d’approches à vocation scientifique (de l’ordre de la sociologie, des sciences de gestion, de la psychologie, etc.) ? Faut-il les commenter, les décrypter, les constituer en objet l’analyse (par exemple dans l’article sur les coursiers à vélo, page 44), ou bien considérer qu’ils parlent par eux-mêmes (Laure Brusa, Véronique Charrier page 32, Jacques Bauge page 123) ? Qu’en est-il dans le cas d’une image, en l’occurrence le tableau de Fernand Léger Les constructeurs (état définitif) finement étudié par Michel Parlier (page 69) ?

Qui peut dire le travail ?

Le travailleur lui-même bien sûr, mais dans des modalités très diverses. Il s’agit toujours, dans ce dossier, de pratiques d’expression sur le travail adressées à autrui, et qui mobilisent donc d’autres personnes : à minima un éditeur, souvent un médiateur, par divers dispositifs pour faire émerger et mettre en forme la parole. Le récit peut être à l’initiative du narrateur, s’il parvient à accéder à la sphère éditoriale (c’est le cas des récits évoqués par Danièle Linhart, de L’Établi, paru aux Éditions de Minuit, à L’Open space m’a tuer, chez Hachette, ou encore Les visages écrasés, au Seuil) ; en répondant à une proposition d’écriture, publique (le concours de nouvelles organisé par l’Aract Occitanie, présenté ici par Nathan Poupelier, page 120), ou interne à une organisation (des travailleurs indépendants d’une société de portage, page 52) ; avec un accompagnement à la mise en forme du récit (ce qui est la raison d’être de notre coopérative, dans la méthodologie présentée par Christine et Pierre page 26, ou encore du projet « Écrire le travail », à destination de lycéens, page 61) ; sur sollicitation, dans le cas d’une démarche documentaire (articles page 105,111).

Comment dire le travail ?

Produire un récit ne va pas de soi. L’écrit, l’oral, l’image, fixe ou animée, se mélangent dans les diverses contributions. Marc Loriol, à partir des romans de Thierry Beinstingel, aborde frontalement la question du caractère littéraire des récits. Immense chantier : peut-il y avoir une littérature du réel, en distinction de la fiction ? Autre mise en abyme saisissante : deux articles sont en fait des entretiens avec de documentariste (René Baratta, page 105, et Bernard Ganne, page 111) qui parlent de leur travail. Et c’est passionnant, comme si l’interpellation de l’intervieweur débloquait une écriture trop retenue lors de rédactions en solitaire.

Pourquoi dire le travail ?

Là encore, l’éventail est très large : pour soi, dans une démarche de réflexivité, parfois de règlements de compte ; pour son organisation, voire pour son employeur, jusqu’à s’inscrire dans une logique de résolution de problèmes ou d’amélioration des performances ; pour le monde, lorsque la parole se veut publique, dans des préoccupations revendicatives (jusqu’au pamphlet), promotionnelles (et le récit peut verser dans le storytelling managérial, évoqué par Danièle Linhart), politiques (le récit participant à « la formation d’une citoyenneté démocratique dans et hors de l’entreprise », Thierry Rousseau dans sa recension du livre L’entreprise délibérée, coordonné par Matthieu Detchessahar, page 134).

Un dossier foisonnant, qui alimente bien des débats à poursuivre.

Patrice Bride