Des récits du travail

Une redirection sévère

La première fois que j’ai vu ce dont il s’agissait, je n’ai pas ri, les fois suivantes non plus. Elles, elles avaient bien ri en se repassant les messages d’un bureau à l’autre, discrètement, malgré les éclats spontanés qui résonnaient jusque dans les couloirs, plongeaient dans l’insignifiance dès qu’on entrait dans la salle et finissaient dans une hilarité très énigmatique.

Un jour, l’une des membres de ce réseau clandestin marqua une certaine distance avec ce que je ne connaissais pas encore et me révéla que circulaient des adresses comico-pornographiques. À ma demande, elle accepta de me les communiquer et me redirigea l’un des messages à cliquer. Je pris donc le risque d’aller voir, en dépit des procédures de surveillance en vigueur dans le service concernant l’arpentage du Web.

Je découvris alors une vidéo dont les images, la mise en scène, les personnages n’avaient rien à voir avec ce que j’avais regardé auparavant. Les militantes les plus exigeantes pour la défense de l’image de la Femme n’auraient pu formuler aucune critique, de leur point de vue habituel du moins ; quant aux pourfendeurs de l’esclavage sexuel, je ne sais pas. Je ne voyais d’ailleurs pas en quoi je pouvais trouver quoi que ce fût d’érotique dans la scène filmée, tant la position des hommes à l’image — des femmes, il n’y en avait pas — était inconfortable et proche du sol où on les voyait, de haut — de dessus, auraient-elles dit —, où on les voyait, de dessus, ramper et tenter de s’élever en frappant avec leur sexe en érection je ne sais quels instruments de percussion placés légèrement en hauteur, dans une succession de coups plus ou moins manqués et dont la succession était censée recréer une mélodie parmi les plus connues, la moins reconnaissable en l’occurrence. Dans mon fauteuil, je restai courbatturé de partout par leurs efforts. Quel mauvais sort les avait conduits à se retrouver par terre dans un tel état et dans une telle position sur nos écrans ?

Non seulement je ne trouvais là-dedans rien d’érotique, mais de drôle encore moins s’il était possible. Je concevais que l’on puisse les trouver ridicules, mais ils faisaient surtout pitié comme si le point de vue de la caméra s’identifiait à celui d’une maitresse pratiquant la domination en musique et rabaissant encore un peu plus par ses moqueries non enregistrées les hommes qui se livraient à elle dans la vidéo. Comme il était très vraisemblable que les quelques collègues du réseau concernées, ni dans leur bureau, ni à l’extérieur, ne se livraient à des pratiques SM, il ne restait qu’une chose à penser : assises dans leur bureau, elles se coulaient dans un tel point de vue, elles se fondaient dans ce regard et oubliaient un moment le boulot. Quant à leurs rires, mystère. Ces collègues dont je savais peu de choses auraient pu, une fois éventé le secret de leurs échanges, devenir un peu plus familières ; elles gagnèrent en étrangeté.

Quant à celle qui m’avait fait entrer en douce dans la bande, plus par lassitude et scepticisme qu’avec une complicité véritable, elle m’avait fait chut au moment de l’envoi, un doigt sur la bouche, une main sur la souris, comme si elle comptait sur ma discrétion et me rappelait de réduire au silence les percussions des hommes-vermisseaux en coupant le son de ma machine, audible dans les bureaux voisins. Ou bien comme si elle me signifiait qu’elle ne m’éclairerait ni sur les détails qui réjouissaient tant ses collègues ni sur la mélancolie qui la maintenait dans l’isolement, encore moins sur la raison qui la poussait à me faire suivre les adresses cachées. Je ne lui ai rien demandé, je n’ai pas fait allusion à d’autres vidéos du même genre.

Nous avons continué à nous indiquer mutuellement les sites qui relevaient de notre domaine et dont quelques images ont forcément retenu notre attention un jour, à l’un ou l’autre d’entre nous, dans son fauteuil. Il se peut que la même image nous ait fait sourire simultanément, à deux extrémités du réseau interne. Par exemple, celle des doigts tendus, filmés sous tous les angles, qui rebondissaient silencieusement sur l’écran des tablettes tactiles dans les publicités de l’époque.

Michel Bézard