Des récits du travail

Technicien de la peau

En tant que dermatologue, j’ai un avantage sur mes collègues généralistes – et sur bien d’autres spécialistes – car les troubles dont je m’occupe sont immédiatement visibles.

Lorsqu’il va chez son médecin traitant, un patient ne sait pas qu’il a, par exemple, du cholestérol ou qu’il fait de l’hypertension. Ce sont les chiffres des analyses qui le révèlent. Le médecin va donc prescrire à son patient des cachets que ce dernier va prendre consciencieusement. Mais, bien souvent, à la consultation suivante, ni l’un ni l’autre ne se rendront compte des effets du traitement. Il faudra regarder les résultats de nouvelles analyses. En gros, on constatera que les écarts, par rapport à une norme théorique, se seront ou non réduits. On aura agi sur des chiffres. Mais du point de vue du confort de vie, le bénéfice sera proche de zéro…

Au contraire, le patient entre dans mon cabinet de dermatologue parce qu’il a un problème flagrant. L’eczéma variqueux qui lui inflige des démangeaisons et qui commence à se propager est un cercle vicieux qu’il faut absolument arrêter. Et là, mon avantage est double : d’une part, le diagnostic est relativement simple à établir et, d’autre part, on peut constater rapidement si le traitement marche ou non.

Il ne me faut, en effet, pas beaucoup de temps, lorsque le patient entre, pour savoir ce dont il souffre. Rapidement, en quelques questions simples, je peux me faire une première idée avant même de l’avoir examiné. À partir de là, j’oriente mon interrogatoire de manière à reconnaitre les causes du mal que je soupçonne. Puis l’examen apporte la confirmation. C’est bien de l’eczéma variqueux. Je regarde. Bon. J’observe la disposition des lésions pour voir si l’aggravation à tel ou tel endroit ne pourrait pas s’expliquer par des habitudes positionnelles. Puis j’applique un traitement à base de crèmes et j’explique ce qu’il faudra faire et ce qu’il faudra éviter. Au moment où je lui remets l’ordonnance, je ne manque pas de glisser à mon patient : « Vous savez, ce n’est pas très grave, cet eczéma est dû au stress ».

Cette remarque pourrait passer pour une façon de minimiser les choses de manière un peu désinvolte. Pourtant, en général, les gens acceptent bien d’entendre que leurs soucis sont à l’origine de leurs problèmes de peau. Cela leur parait finalement assez évident à condition qu’on prenne d’abord en compte la maladie telle qu’elle se manifeste avec ses désagréments, ses souffrances et son traitement. Cette idée d’aller chercher la cause de leur eczéma dans leur vie socio-affective a même l’air de les libérer. Et c’est à ce moment-là qu’ils constatent que, justement, ils sont en train d’affronter tel ou tel problème familial, affectif ou professionnel.

Mais je ne vais pas plus loin dans cette direction parce que mon travail de dermatologue est, en quelque sorte, un travail de technicien de la peau. Ce n’est que cela et c’est déjà beaucoup. Je pourrais, bien entendu, revendiquer le fait que les pathologies dont je m’occupe me révèlent ce que sont les gens ; et qu’en réalité, c’est leur personne tout entière que je soigne plus que leur enveloppe cutanée… Mais, même si mes connaissances scientifiques et mon savoir-faire de dermatologue m’autorisent à établir des relations entre de nombreuses maladies de peau et l’environnement social et affectif des patients, un travail psychologique en profondeur n’est pas de ma compétence. Cette dimension n’est qu’un élément d’explication qui ajoute à la complexité de la spécialité qui est la mienne.

Il existe par exemple une maladie assez emblématique qui s’appelle le « lichen-plan ». Quand on examine un patient qui en est atteint, on sait à l’avance qu’il se trouve dans un contexte psychologique très spécial où il est en butte à des contradictions insolubles : il ne peut ni dire oui ni dire non. Aucune des solutions au problème qui l’occupe ne lui parait satisfaisante : il les rejette toutes avec la même énergie. Ça donne une maladie qui gratte terriblement. Je soigne, bien entendu, de manière à réduire les symptômes. Mais la solution définitive ne dépend pas de moi, elle est liée à la persistance ou à la disparition du problème. C’est ce que j’explique au patient.

Des pathologies de ce genre, j’en rencontre tous les jours sous des formes les plus variées puisque les gens n’ont ni les mêmes problèmes ni les mêmes habitudes comportementales. Quelqu’un qui souffre du « vilitigo » portera, par exemple, les marques précises de la manière dont il se lave les mains en les frottant un peu vigoureusement, le plus souvent par habitude. La danseuse aura un coussinet des phalanges aux orteils parce qu’elle répète un mouvement qui fait un peu trainer son pied sur le plancher. Je saurai comment dort untel ou unetelle suivant la disposition de ses rides sur le visage. Il s’en suivra des conséquences plus ou moins fâcheuses que je suis chargé d’atténuer ou de juguler.

Tout cela n’est pas très grave et occupe un peu plus de la moitié de mon temps. Pour le reste, j’ai affaire à quelques maladies professionnelles dues à l’agression de solvants et de colles ; et je rencontre, surtout, beaucoup de petits cancers de la peau ou de lésions précancéreuses, conséquences de l’irradiation par ces ultraviolets qui nous atteignent en permanence, hiver comme été, quand on vit en plein air.

Il s’agit alors de maladies dont les suites peuvent être un peu compliquées mais qui sont le plus souvent gérables.
Dans tous les cas, comme mes collègues généralistes qui soignent les chiffres du cholestérol ou de l’hypertension, mon action consiste essentiellement à réparer les dommages de la peau, quand il faudrait amener les gens à vivre de manière raisonnable, à travailler dans de bonnes conditions, à renoncer au stress du rapport de forces ou de la compétition…
À défaut de changer les habitudes de vie, je me contente donc d’utiliser une batterie d’examens médicaux et une panoplie de crèmes et d’onguents de toutes sortes dont le cout, pour la sécurité sociale, dépasse d’ailleurs le volume de mes honoraires. Ainsi, plutôt que de m’immiscer dans la vie des gens, je m’occupe de leur peau parce que, au vu de mes compétences, c’est ce qui permet le mieux de répondre à leur demande d’aide, ne serait-ce que momentanément.

Mais, en définitive, ce qui me passionne dans mon métier de dermatologue, et c’est justement l’apanage des médecins spécialistes, c’est d’étudier en profondeur tout ce qui concerne un domaine très spécifique de la physiologie humaine, d’en observer finement les phénomènes particuliers pour remédier à ses dysfonctionnements et aux accidents qui le concernent.

M’occuper de la peau des gens me permet ainsi de continuer à chercher et à comprendre, et de tenter d’élucider des mécanismes dont on n’a jamais fini d’apercevoir la complexité.

Docteur R., dermatologue.
Propos recueillis et mis en forme par Pierre Madiot