Des récits du travail

Soigner, et prendre soin

infirmiereJ’ai récemment accompagné, en tant qu’infirmière à domicile, la fin de vie d’un père de famille de quarante ans atteint d’un cancer de l’estomac. Plutôt que de bénéficier des soins palliatifs à l’hôpital, cet homme avait choisi de rester chez lui afin de pouvoir continuer le plus longtemps possible à s’occuper de ses enfants dont il avait la garde alternée.
Son ex-épouse n’étant pas du tout consciente de l’évolution de la maladie, sa mère un peu dépassée par les évènements, il m’a fallu, en plus des soins, gérer des problèmes de tous les jours provoqués par la dégradation rapide de son état. Quand j’arrivais le matin, je le voyais souvent incapable de se lever, épuisé par la douleur et les sédatifs. Il m’est alors arrivé d’emmener les enfants à l’école et même d’informer les instituteurs de la situation. J’ai pu aussi faire comprendre à la maman que les petits étaient témoins d’un spectacle terrible chez leur père, si bien qu’elle les a pris davantage en charge.

Ce travail relationnel n’est pas comptabilisé par la Sécurité sociale qui ne rembourse que les soins codifiés. Mais une infirmière n’est pas qu’une poseuse de pansements ou de perfusions ; elle fait autre chose que des piqures trente fois par jour à trente patients différents qui lui reprochent parfois ses quelques minutes de retard. Assurer des soins à domicile m’amène, en effet, à revenir souvent chez l’un et chez l’autre. J’entre ainsi dans l’environnement familial et social des malades, des relations se tissent. Pour mieux baliser le champ d’intervention et se protéger de la souffrance à laquelle il n’est pas possible de s’habituer, on peut se réfugier derrière une professionnalité froide, imposer des limites qui contiennent l’émotion, cantonner la visite à sa dimension purement médicale. Mais je pense pour ma part qu’il n’est pas possible d’exercer ce métier sans aller au-delà du cadre strict des actes techniques.

Dans le cas de ce père de famille à peine moins âgé que moi, l’accompagnement a été particulièrement difficile parce que cela m’a renvoyée à ma propre condition. J’aurais pu être ce patient ; il aurait pu être mon mari ou mon frère. Les problèmes qu’il avait à gérer en dépit de sa maladie étaient les miens. Mais il n’est pas beaucoup plus simple d’accompagner des personnes âgées. Ce sont des gens que je connais depuis dix ou quinze ans, que j’ai vus se porter très bien et que je vois décliner. Même s’ils sont au bout de leur vie et qu’ils acceptent la fatalité, je n’arrive pas à les considérer de manière détachée. Jeunes ou âgés, les patients demandent la même attention, la même considération. J’ai pour chacun la même empathie. Je m’applique à être attentive, à ne pas laisser apparaitre mes doutes et mes hésitations dans les situations difficiles d’autant plus qu’en cas d’urgence, l’infirmière se retrouve seule sans aucun pouvoir de décision. Il faut alors appeler le médecin en lui donnant les indications qui lui permettent d’établir un premier diagnostic ; puis attendre son arrivée en faisant ce qu’il faut pour rassurer le patient.

Si la situation est très critique, je recours aux urgences. Et il est dur, comme ça m’est arrivé, d’entendre le médecin de service me dire que cette mamie de 90 ans n’est pas une priorité… Elle est dans mes bras, elle fait un infarctus, elle est en train de mourir. J’attends l’arrivée de l’ambulance en assurant une présence auprès de la mamie et de son entourage. Je serai en retard pour les rendez-vous suivants, les patients devront attendre. Pas simple d’arriver chez eux avec le même sourire que lors de ma première visite, avec la même pêche, d’accepter de me faire reprocher mon retard. Il me faut être diplomate pour leur faire comprendre que d’autres, avant eux, allaient plus mal qu’eux, signifier les limites de ma disponibilité.

Pour supporter la pression psychologique de ce métier et la fatigue de longues journées de travail, je pense qu’il faut avoir une vie personnelle apaisée, qui préserve le cercle familial ; une vie active qui permet de faire le plein d’énergie ; une vie suffisamment riche et gratifiante pour accepter de se remettre en question et de se former afin de réduire au maximum le risque d’erreur.

À la longue, la confrontation avec la maladie et la menace quotidienne d’une issue fatale m’a appris que l’essentiel, c’est le présent, c’est de vivre chaque moment intensément. Je sais que lorsqu’il y a trop de souffrance, plus rien n’est possible. Il faut à tout prix contrôler la douleur, et, lorsqu’elle est maitrisée, permettre au patient de saisir les occasions de voir un peu de positif malgré la maladie.

Le monsieur de quarante ans atteint d’un cancer est mort à Noël. Juste avant les vacances de fin d’année, il a suivi toutes les évaluations de ses enfants, il leur a fait réciter l’histoire-géo. Malgré la fatigue, il a tout fait pour se montrer attentionné. L’affection de ses enfants et de sa mère, la présence de la femme dont il était pourtant séparé et les armes que j’ai pu contribuer à lui donner l’ont aidé à résister avec dignité aux derniers assauts de la maladie. Avec lui, j’ai eu le sentiment de pouvoir faire mon deuil moi aussi. Le jour de l’enterrement, alors que j’étais en repos, et même si mes collègues n’ont pas compris pourquoi, j’ai tenu à être là. J’avais besoin de ça.

Si je continue, après tant d’années, à aimer mon travail, c’est parce qu’il comporte cette dimension humaine. C’est aussi parce que j’exerce ma profession au sein d’un cabinet paramédical où l’on peut échanger et qui permet d’entretenir des relations constructives avec des médecins. Je crois vraiment au groupe dans ce genre de profession. Avec mes collègues infirmières, on a ainsi institué une rencontre mensuelle pour se dire ce qui va, ce qui ne va pas. On déjeune ensemble puis on reparle des cas que nous avons eu à traiter. Il nous faut alors accepter de dire humblement nos hésitations, nos doutes, de discuter de nos pratiques et de la façon dont nous affrontons nos difficultés. Par ailleurs, nous essayons de mettre en place des dispositifs de suivi de patients qui demandent une surveillance particulière. Bref, nous nous efforçons de prendre l’initiative dans les domaines qui sont de notre ressort. Ce n’est pas facile. Mais ce n’est pas parce que nous ne disposons pas du pouvoir de décision du médecin que nous devons nous comporter en subalternes.

Les malades qui nous sont confiés ont besoin d’avoir affaire à des personnes à part entière, compétentes, sensibles et investies, et non à de simples exécutantes. Et nous avons besoin nous-mêmes de la considération des patients et des médecins pour bien remplir la mission si particulière qui consiste à aider les patients à lutter contre la maladie et, parfois, à les accompagner jusqu’au bout de la vie.

Anne-Françoise Poulin
Propos mis en récit par Pierre Madiot