Des récits du travail

Retour aux sources

Christophe Vrignaud ne fait pas du bio. C’est un paysan conventionnel comme plus de 90 % des producteurs français. Si, comme eux, il est confronté aux difficultés croissantes du métier, il est habité par la même passion de « travailler sur du vivant ».

Voilà onze ans que j’ai fait mon « retour aux sources » en reprenant l’exploitation laitière de mes parents à Férel, au nord d’Herbignac (Loire-Atlantique). Avant de m’installer, j’avais fait des études agricoles, puis j’ai changé de voie pour aller travailler dans la navale à Saint-Nazaire et à la raffinerie de Donges en tant que chaudronnier-tuyauteur. Quand mes parents sont arrivés en retraite, je suis revenu dans l’agriculture. Ma ferme est une exploitation traditionnelle d’un peu moins de cinquante hectares pour une quarantaine de vaches et leurs génisses, qui produisent 270 000 litres de lait. Même si j’ai beaucoup aimé – et que j’aime toujours – mon métier de soudeur, j’ai baigné dans l’agriculture, comme mes parents et comme mes grands-parents. Quand je travaillais à l’extérieur, je n’étais jamais loin de l’exploitation familiale. J’ai toujours gardé un lien avec l’animal, avec la terre. C’est peut-être pourquoi j’y suis revenu.

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Mais c’est aussi un projet de vie. On ne s’installe pas que pour avoir des revenus ; il s’agit d’essayer de créer quelque chose et de le transmettre. Je reste dans la continuité de ce qu’ont fait mes parents, que j’essaie de reproduire et d’optimiser. La différence, c’est que, si mes parents étaient deux pour faire tourner l’exploitation, moi je suis tout seul : ma femme travaille en usine. On a toujours eu la volonté de ne pas mélanger la vie professionnelle et la vie familiale, même s’il faut quand même bien qu’on en parle et que je demande quelquefois à ma famille un petit coup de main. Mais j’ai gardé la même façon d’organiser l’exploitation que mes parents.

Ce n’est pas facile tous les jours. Les paysans sont tributaires des éléments naturels, mais il y a en plus la mondialisation qui rend les prix des produits agricoles tellement volatils que le producteur est soumis à l’incertitude des marchés. Alors, dans notre région où notre secteur est relativement dynamique, on se regroupe pour s’épauler. Je fais partie d’une CUMA (Coopérative pour l’utilisation de matériel agricole). Personnellement, j’ai juste deux petits tracteurs, un rabot pour racler le fumier dans le bâtiment, une désileuse. Pour le reste, ce sont des outils que j’ai achetés en commun avec d’autres agriculteurs et que je paye suivant l’utilisation que j’en fais. Ça permet de renouveler régulièrement le matériel et de le garder en bon état. Autrement, tous les gros travaux dans les champs – ensilage, foin, enrubannage des bottes d’herbe verte dans du plastique hermétique – sont faits par une entreprise de travaux agricoles qui se trouve à proximité.

En définitive, les paysans qui s’en sortent sont ceux qui sont le plus autonomes, qui limitent leurs achats en intrants. Mais pour pouvoir s’auto-suffire sur le plan des aliments destinés au bétail, il faut un minimum de surface et avoir la possibilité, éventuellement, de passer à l’agriculture bio qui rémunère le lait à un prix très avantageux. Moi, il me manque une quinzaine d’hectares pour être autonome à 100 %.

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Toute mon organisation repose sur le fait que j’ai la chance d’avoir beaucoup de terres regroupées autour des bâtiments : ce sont des parcelles (les paddocks) sur lesquelles les vaches vont pâturer et sur lesquelles j’essaie de produire le fourrage dont j’ai besoin. Je cultive également quelques hectares de maïs qui viennent compléter les stocks d’herbe en bottes pour assurer la saison hivernale et les périodes sèches. Ensuite, c’est à moi de jongler avec la pousse de l’herbe et les stocks que j’ai faits ou que je dois faire pour passer l’année : selon les conditions météo, les animaux sont rentrés de mi-novembre jusqu’à mi-mars et je suis dans une région où l’herbe peut manquer dès le 15 juin. Il faut donc que j’obtienne le rendement optimum qui assurera les stocks de fourrage pour toutes les saisons. Durant l’hiver, j’achète quand même un peu d’aliments à base de luzerne, de tourteaux de soja et de tourteaux de colza pour équilibrer les rations afin de maintenir la production laitière et d’assurer la santé du troupeau.

Aujourd’hui, je m’interroge. Est-ce que je serai encore agriculteur dans dix ans ? Il y a peut-être une mutation à faire. Il faut réfléchir. Est-ce qu’il n’y a pas autre chose à trouver ? Une autre voie ? Il y en a qui vont vers la transformation et la vente directe. Pour ce qui me concerne, j’ai déjà assez de travail pour produire moi-même. Transformer et vendre, c’est se lancer dans trois métiers différents qui réclament des structures adaptées pour se répartir le travail à plusieurs. Tout seul, je ne me lancerai pas dans un tel projet. C’est trop de contraintes en termes de conception, de temps de travail, d’infrastructures, d’obligations sanitaires.

En fait, j’ai repris les bâtiments de l’exploitation tels qu’ils étaient. Si, dans dix ou vingt ans, je veux être encore agriculteur, il va falloir que je prenne la décision d’investir dans un outil de travail qui me permettra de repartir pour une vingtaine d’années. J’ai 40 ans ; est-ce que je me relancerai dans un cycle d’investissements de vingt ou vingt-cinq ans ? Dans quel sens ? Est ce que ce sera dans la continuité de ce que je fais aujourd’hui ? Est-ce que ce sera différent ? Est ce que ce sera en changeant de production ? Je ne sais pas. Ou bien il faudra que je retourne travailler en usine.

Je sais qu’aujourd’hui, la question se pose pour un grand nombre d’agriculteurs écrasés sous le poids des investissements qui les endettent à long terme. S’ils sont obligés de s’arrêter en route, c’est la catastrophe. Dans ce cas, il y a un profond sentiment d’échec, la honte, pour ces gens de la terre, de ne pas avoir réussi à mener ce projet de vie. Le paysan souffre seul et en silence. Mais cette honte se transforme en révolte lorsqu’il prend conscience qu’après avoir fait tout ce qu’il y avait à faire, et de l’avoir bien fait, il est victime de fluctuations qui l’ont privé d’une juste rémunération. Pour certains, malheureusement, quand ça craque, il est trop tard : la honte et la colère font place au désespoir. Ce n’est pas pour rien que le taux de suicide est si élevé dans l’agriculture.

Moi, je sais que pour tenir, je n’ai pas le droit à l’erreur. L’administration se montre très vigilante pour surveiller tout ce qui se passe dans mon exploitation : contrôles d’identification, contrôles PAC, contrôles sur les épandages dans les champs. Mais je n’ai pas besoin qu’on me dicte ce que je dois faire, je veux rester maitre de mes choix techniques et de mes achats d’intrants. Ainsi, je ne mets jamais aucun produit sur mes céréales ni sur mes pâtures. Pour amender et fertiliser la terre, j’utilise mes effluents d’élevage et je complète avec de l’engrais minéral. Ceci dit, je n’en demande pas plus à mes vaches. Elles produisent ce qu’elles peuvent produire, ce ne sont pas des bêtes de concours. Je n’ai pas d’autres animaux j’ai juste mes laitières et je me contente d’assurer le renouvèlement de mon troupeau. Ce que je fais, c’est une agriculture raisonnée : je produis avec ce que j’ai et je ne cherche pas à avoir plus.

Malgré toutes ces difficultés, je trouve passionnant de travailler sur du vivant. Travailler avec des animaux implique une relation entre l’homme, l’animal et la terre. Ce sont les trois éléments qui sont les piliers de l’agriculture. S’il y a un des trois éléments qui ne fonctionne pas bien, qui flanche, ça ne pourra pas coller. Ensuite, à chaque agriculteur de trouver son équilibre en fonction de son exploitation. Pour ce qui me concerne, j’essaie d’avoir un système assez simple, basé sur le pâturage et adapté à la surface dont je dispose.

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Ce que j’aime dans ce métier c’est de travailler en extérieur et de trouver ces moments où se fait le lien entre l’homme, les animaux et la terre. Mais une vache peut être malade un dimanche, elle peut vêler à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, 365 jours sur 365. Il n’y a pas de saison pour les vêlages. Ce qui me motive, alors, c’est d’être mobilisé, tous les jours, par des problèmes concrets qu’il faut résoudre. Je m’organise en fonction de ces contraintes pour préserver ma vie familiale, faire du vélo, aller nager dans la mer pendant des heures.

Quand la vie n’est pas facile, le contact avec la terre et avec les animaux permet de se ressourcer. Ce contact permanent m’impose un rythme vrai, proche des réalités de la nature. Je n’ai pas peur de dire que c’est ça qui me fait avancer dans la vie.

Ce soir, je vais aller jeter un coup d’œil sur le troupeau pour voir si tout va bien. Avec le quart d’heure du matin où je vais chercher les vaches pour la traite, ce sera le meilleur moment de la journée. Je prends le chien, on va profiter des oiseaux et du calme de la campagne. J’y vais quelquefois avec les enfants. Juste une courte balade, avant la nuit. On a la chance d’être entourés de petits chemins, de petits bois. Ça nous permet d’approcher les bêtes sans les déranger et de détecter s’il y a des chaleurs, s’il y a des vaches prêtes à vêler. J’essaie même de faire en sorte qu’elles ne me voient pas, pour les observer tranquillement, comme elles sont, naturelles.

Quand il fait beau, le printemps ou l’été, c’est quelque chose que j’apprécie par-dessus tout. C’est un instant d’intimité avec la nature. Si on ne prend pas de plaisir avec ces détails-là, ça ne vaut pas le coup. C’est peut-être ça qui fait que je continue à y croire et à aller de l’avant.

Christophe Vrignaud
Propos recueillis et mis en récit par Pierre Madiot


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