Des récits du travail/Sapeurs-pompiers

Répondre aux appels à l’aide

Alexandra Fernandes, pompière volontaire en région parisienne.

Mes premiers mois de pompier volontaire, en 2006, ont été un peu rudes. Par malchance, je suis intervenue plusieurs fois pour des accidents de la route avec des poids lourds. Des personnes s’étaient retrouvées coincées dans, ou sous des camions. J’ai compris très vite les éléments essentiels du métier : être en forme physique, connaitre les procédures, maitriser des techniques, mais surtout être capable de prendre de la distance par rapport à ce que je peux voir dans certaines interventions. Être prête à être confrontée à des blessures, aux douleurs des victimes. Ne pas perdre mes moyens quand je suis face à la mort. Une personne en arrêt cardiaque, en train de se noyer dans la Seine, incarcérée dans sa voiture accidentée : je sais ce que je dois faire, je ne dois pas paniquer, j’ai mon rôle de pompier à assurer, je ne peux pas flancher. Un immeuble complètement enfumé, avec un appartement en feu : je ne vois plus rien, j’ai peur, et j’ai le droit d’avoir peur, et c’est même salutaire d’avoir peur parce que ça m’évite de faire n’importe quoi ; mais je ne craque pas, je prends sur moi, je me concentre sur les gestes à faire. Je suis avec mon binôme sur qui je peux compter, et nous veillons l’un sur l’autre, et nous nous accrochons à tous les automatismes que nous avons travaillés à l’entrainement.

Une situation qui m’a particulièrement marquée : un secours pour un bébé de six mois, inconscient. Nous n’avons pas réussi à le réanimer. Nous sommes arrivés sans doute un peu tard, il y avait aussi surement des antécédents médicaux. Le plus difficile à gérer a été la réaction des parents. Nous devions être assez forts pour pouvoir consoler cette mère, ce père. Nous n’avons pas sauvé leur enfant, mais il ne faut pas s’effondrer avec eux. Ça vient de se produire, c’est nous qui sommes là. Ils auront certainement d’autres aides ensuite, mais dans l’urgence, dans cet instant terrible, c’est à nous de trouver les mots.

Aujourd’hui, je suis moi-même mère de deux enfants, et mon métier principal est professeure des écoles. J’assure en général une à deux gardes par semaine à la caserne, c’est-à-dire une nuit de douze heures, de 19 h à 7 h le lendemain, ou une garde de vingt-quatre heures le weekend, éventuellement la semaine pendant les vacances scolaires. Je ne suis surement pas le même pompier qu’il y a treize ans, parce que j’ai gagné en maturité, au contact des collègues et aussi de mes élèves, de mes propres enfants. Je ne réagirais plus de la même façon à la mort d’un nourrisson, mais je serais toujours à distance, en jouant mon rôle. Sans doute que cela fait un peu partie de ma personnalité. J’ai beaucoup appris, avec l’expérience, et par les entrainements systématiques.

Le temps passé à la caserne est important pour s’entretenir physiquement, et puis répéter les routines de l’intervention. Dans ma caserne, nous sommes une vingtaine de professionnels et une trentaine de volontaires, pour tourner en équipe de neuf personnes en journée, sept la nuit ou le weekend. Nous assurons une dizaine d’interventions pour jour, mais c’est très variable selon les périodes de l’année. Il peut y avoir seulement deux ou trois départs sur une garde, ou bien jusqu’à une vingtaine. Ce sont des malaises à cause de la chaleur l’été, surtout si le ramadan tombe en cette période, divers accidents le 14 juillet ou lors des fêtes de fin d’année, les feux de cheminée ou les intoxications au CO2 du fait des problèmes de ramonage l’hiver. Cette caserne était la plus proche de mon domicile quand j’y suis arrivée, et j’ai choisi d’y rester malgré un déménagement qui m’en a éloignée un peu : je m’y sens bien, j’y ai fait mes preuves et ma présence est bien acceptée, alors que c’est quand même un milieu très masculin. Nous nous connaissons bien, parce que nous passons beaucoup de temps ensemble. Le déroulement des journées est très cadré, pour maintenir le niveau de compétences, la cohésion entre nous. Ça n’a l’air de rien, mais les moments de sport collectif, ou même de jeux de société sont importants pour entretenir les bonnes relations, la confiance entre nous. Nous ne sommes pas sous statut militaire comme les pompiers de Paris ou de Marseille, mais nous sommes tout de même dans une caserne, avec un fonctionnement très carré, beaucoup de manœuvres pour assimiler les procédures. Quand le chef d’agrès donne une mission sur le terrain, je dois savoir de quoi il retourne, ce que j’ai à faire. Les gestes doivent devenir routiniers, mais sans jamais oublier qu’il peut y avoir des vies en danger, y compris les nôtres.

Tous les pompiers diront que les interventions les plus techniques sont les plus intéressantes. Ça peut paraitre bizarre puisque ce sont les situations, incendies ou accidents matériels, où il y a le plus de souffrance, physique ou psychologique. Mais c’est pour ce type d’épreuves que nous nous entrainons : analyser ce qui s’est passé, comment et pourquoi ; faire les bilans traumatiques lorsqu’il y a des victimes ; mettre en œuvre rapidement et efficacement les bonnes procédures pour protéger ; « techniquer » en utilisant le bon matériel, comme nous avons appris à le faire lors des manœuvres. Mon conjoint, qui est pompier professionnel, a effectué une mission à Saint-Martin, dans les Antilles, à la suite des ouragans. La situation était catastrophique pour les habitants, mais lui s’est retrouvé à recourir au maximum à ses compétences de sauvetage et de déblaiement pour la recherche de victime, la consolidation des bâtiments, la reconstruction en urgence. Moi je me souviens d’une intervention dans une boulangerie : un ouvrier s’était coincé la main dans une façonneuse à pain. C’était très dur pour lui parce que nous avons mis beaucoup de temps et d’énergie à le dégager. La situation était impressionnante, très inhabituelle.

Ce n’est pas notre lot quotidien, loin de là. L’essentiel des interventions relève du secours à victime, et on peut avoir parfois l’impression de ne faire que du taxi vers l’hôpital. Quand une personne appelle à 3 h du matin parce qu’elle a des vomissements depuis deux jours, on se dit qu’elle aurait pu se débrouiller avec le médecin la veille. Quand un jeune se fait une entorse sur un terrain de football, un entraineur ou un parent pourrait prendre sa voiture pour l’emmener lui-même… C’est sûr que nous rendons service, mais ce n’est pas là que nous nous sommes indispensables. Ceci dit, ce peut être délicat d’évaluer la gravité d’un problème : si le jeune footballeur est tombé sur le dos, peut-être qu’une prise en charge par des professionnels est préférable pour le transporter sans risques. Et puis même si ce n’est pas très impressionnant pour nous d’intervenir chez une petite mamie tombée de son lit, je sais à quel point c’est important pour elle d’être relevée. Nous avons parfois le sentiment de nous déplacer pour des motifs un peu dérisoires, mais recourir aux pompiers est quand même souvent un appel à l’aide, un signe d’une certaine détresse sociale. Nous voyons des personnes qui vivent dans des lieux très précaires, des personnes âgées très seules. Ça m’est arrivé de ramasser un papi tomber de son lit avec le pyjama souillé depuis plusieurs jours, parce que personne ne s’occupe de lui, parce que la famille n’a pas fait de démarches auprès des services sociaux. Dans ces cas-là, quand on comprend que la première demande de la victime est d’être rassuré dans un moment de détresse, c’est important d’arriver avec le sourire. J’appelle ça l’effet miroir : on peut être un peu agacé parce que c’est la cinquième fois ce mois-ci qu’on va voir la même personne, mais établir le contact en étant calme et disposé à écouter ce qui ne va pas est bien utile pour la tranquilliser, et repartir en la laissant apaisée. Nous ne sommes que de passage, mais ce sont souvent des moments forts. La personne peut se confier, à des professionnels qui sont là pour s’occuper d’elle, qui sont disponibles pour l’écouter, ne serait-ce qu’une heure de temps.

Ça donne des situations qui me touchent beaucoup. J’ai l’impression de découvrir des tranches de vie. Certaines personnes se livrent à nous comme elles n’osent pas le faire à leur famille, à leurs proches. Je me mets à leur place. Je ne connais pas leur vie, et je n’ai pas à les juger. Je me dis qu’elles nous ont appelés parce qu’elles ont besoin de nous, parce que notre présence est importante pour elles. Nous ne faisons que passer dans leur vie, mais c’est toujours pour elles un moment décisif. Les arrêts cardiaques, les accouchements, les incendies et les inondations bien sûr, quand nous sommes confrontés à la vie ou à la mort, aux destructions de lieux de vie ou de travail. Mais aussi des cas plus anodins, et qui nous valent des manifestations de reconnaissance qui me restent en mémoire : une mamie avec tellement de gratitude dans son regard ; cette personne qui se déplace à la caserne pour nous offrir une boite en chocolat, en remerciement pour être venus à son secours ; ce garçon qui m’a offert sa petite voiture parce que nous lui avions retrouvé son chat coincé dans une cave.

Mon activité de pompier, c’est ma bouffée d’oxygène. J’aime avoir ce moment à moi, avec mes collègues, où je suis là pour les autres. Ma famille accepte bien les contraintes que le volontariat implique, même si ça demande de l’organisation. J’ai besoin de ces moments où je ne suis pas avec mes proches, pas avec mes élèves ; je suis dans un collectif, avec l’adrénaline des interventions, le sentiment d’être important pour les victimes, l’empathie que j’éprouve à leur égard. Pour l’instant mon corps me dit que je peux continuer à être pompier. J’arrive à tout combiner, pompier, mère de famille, conjointe, maitresse d’école. J’en ai besoin pour vivre, c’est cet ensemble qui me fait vibrer.

Alexandra Fernandes

Propos recueillis et mis en récit par Patrice Bride

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