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Que vient faire l’agriculture dans un salon ?

Il faut une immense quantité de travail pour organiser un évènement comme le Salon de l’agriculture. Mais ceux qui s’intéressent au travail agricole devront aller voir ailleurs…

Il y a deux ans, j’ai eu la chance de rencontrer des paysans, éleveurs, céréaliers, maraichers, ouvriers laitiers, vignerons, meuniers, dans diverses régions françaises. Ils m’ont dit leur travail tel qu’ils avaient à cœur de le partager, et nous en avons fait des récits, pour trois livres parus aux éditions Éducagri.

Ce mardi, je suis allé, grande première pour moi, au Salon de l’agriculture. La directrice d’Éducagri m’avait cordialement invité à présenter nos livres sur leur stand. J’ai pu parcourir, certes un peu au pas de charge vu l’immensité des lieux, la dizaine de pavillons avant le rendez-vous convenu.

Deux expériences du même monde, mais aux antipodes l’une de l’autre.

La campagne plutôt que la ville, bien sûr. J’ai de beaux souvenirs de paysage aperçus au cours de mes pérégrinations dans la Nièvre, la Meuse, le Limousin. Je me suis rendu parfois dans des fermes à l’ancienne, parfois dans des pavillons plutôt du registre périurbain, mais jamais loin des champs. Dans les allées du Salon, on n’oublie pas un instant que l’on est en plein Paris. À moins de fermer les yeux et de se boucher les oreilles, en particulier en approchant du pavillon élevage : ne reste alors que l’odeur des animaux, de la paille, pas désagréable. Sinon, rien de bucolique dans une telle promenade, à parcourir les halls gigantesques dans la cohue des badauds, assailli par les panneaux criards, le brouhaha de la foule, les distributeurs de prospectus, les annonces racoleuses. Même veaux, vaches, cochons, et toute la basse-cour, ne peuvent pas s’y tromper, enfermés dans leur cage, alignés les uns contre les autres dans leurs stalles, sur quelques mètres carrés de paille. Les prairies, ce sera pour la semaine prochaine. Vu les tarifs du mètre carré de stand, il faut s’entasser, comme les humains dans leurs HLM.

Le pavillon élevage, un parmi la dizaine du Salon. © Patrice Bride

En allant dans leur ferme (ou leur « exploitation agricole », c’est selon) pour mes entretiens, j’ai rencontré longuement mes interlocuteurs. Nous ne nous connaissions pas, mais ils m’ont accueilli, avec le café, ils m’ont fait visiter les lieux, m’ont présenté leurs proches. Nous avons pris le temps d’évoquer ce qui leur tenait à cœur, ce que nous allions pouvoir en faire ensemble. Au Salon, j’ai croisé des milliers de personnes, sans échanger de regard, dis quelques mots avec un vendeur ou un représentant quelconque, cordialement bien sûr, puisqu’il y avait quelque chose à me refourguer (surement d’excellents produits, mais à des tarifs prohibitifs !), mais sans vraiment parler.

Quand on discute travail avec les agriculteurs, on se rend compte qu’ils sont les premiers à se poser mille questions sur leurs pratiques, leurs rapports aux animaux, leur utilisation des pesticides et des engrais, des antibiotiques et de l’insémination artificielle, le recours aux gros engins connectés ou aux outils bricolés à leur main. Ils sont pris constamment dans des ajustements entre contraintes économiques et environnementales. Ils ne m’ont pas toujours convaincu, mais j’ai eu affaire à des professionnels avertis des dilemmes du métier, s’efforçant d’agir concrètement selon ce qui leur semble le plus juste. Au Salon, pas de place pour le doute. Tous les acteurs s’affairent avec dévouement et efficacité au service de la santé des animaux comme des humains. La qualité des produits va forcément de pair avec le soin de l’environnement. Innovation et performance sont les deux mamelles de la France agricole. Le passé est révolu, le présent passionnant, et l’avenir radieux. C’est qu’on n’est pas là pour finasser, d’abord pour communiquer.

Les paysans que j’ai rencontrés m’ont parlé avec délicatesse de leur rapport à leurs animaux. Pas de confusion avec des animaux de compagnie, pas d’effusion excessive ou de sentimentalisme : les veaux qu’ils élèvent, les vaches qu’ils traient, les chevaux qu’ils guident dans les vignes sont des partenaires de leur travail. Mais ils sont bien davantage que des curiosités qu’on expose au public qui défile. Au Salon, les animaux domestiques sont traités comme on n’ose plus le faire des animaux sauvages dans les zoos.

Les journées doivent être longues… © Patrice Bride

Certains de mes interlocuteurs disposaient de revenus décents, étaient même soucieux de se démarquer de l’image du paysan miséreux dans sa chaumière. D’autres tiraient le diable par la queue, et le céréalier de la Beauce n’était forcément bien mieux loti que le petit maraicher bio du Jura. Au Salon, tout brille, même les chaussures cirées. J’ai aperçu tous les intermédiaires du secteur dont je n’avais fait qu’entendre parler par mes paysans : les banquiers, les commerciaux, les représentants, les techniciens du label, ceux de la coopérative, ceux du fournisseur, les grossistes, les logisticiens, les ingénieurs, les comptables, les inspecteurs, les certificateurs, les experts en tout genre. Tout ce monde-là, en tout cas leurs employeurs, semble bien s’en sortir. Le secteur agricole, c’est aussi ces entreprises et organismes divers capables de mettre des paquets d’argent sur la table pour se montrer dans les salons.

J’ai répondu une dizaine de minutes aux questions du gentil animateur, qui n’avait pas lu mes livres, parmi les passants indifférents, qui n’écoutaient pas. J’en étais gêné pour les paysans qui m’avaient accordé de leur temps, avec qui j’avais construit ses récits : ce n’était pas donner beaucoup de considération à leurs paroles, à notre travail. C’était factice, mais, après tout, qu’une gouttelette dans ce brouillard de communication.

Le Salon de l’agriculture est un évènement hors-sol, d’une ampleur que je n’imaginais pas. J’étais sans doute naïf. Je reste convaincu qu’ici comme ailleurs, chacun s’acquitte de ses tâches de son mieux, quelle que soit sa place dans cette organisation économique extrêmement complexe qui mène la nourriture « du champ à l’assiette ». Je me souviens aussi de Laurent, ouvrier agricole assurant des remplacements dans les élevages laitiers, qui m’avait raconté avec des étoiles dans les yeux sa participation au Salon, pour présenter une vache au concours agricole. Mais tout de même : cette débauche de slogans, de plaquettes et de belles images sur papier glacé m’a paru à des années-lumière du travail que nous avons essayé de capter dans nos récits. Et s’ils sont bien modestes, je pense que c’est dans ce contact franc et direct entre ceux qui travaillent et ceux qui se nourrissent que se joue l’avenir de cette activité si essentielle.

Patrice Bride