Dire le travail en temps de confinement/Quand le virus informatique traverse la pédagogie

Quand le virus informatique traverse la pédagogie – épisode 7

Mardi 21 avril 2020. Confinement J+41

Ces jours de congé m’ont fait beaucoup de bien. Flâner, procrastiner, prendre le temps de regarder autour de moi. Humer le lilas dans le jardin. Supputer la date d’éclosion des muguets, tellement plus précoces cette année. Réfléchir. Rêvasser. S’assoir dans un fauteuil avec un thé chaud, et lire. Flâner. Quel délice !

Semaine écourtée, sur trois jours seulement, sans cours, mais avec participation aux sélections dans le cadre de Parcours Sup. Pas mal de collègues en congé cette semaine. Les briefings matinaux quotidiens sont centrés sur les oraux d’admission. Une sorte de parenthèse dans le cours du temps collectif. L’occasion d’apercevoir des collègues d’autres services, mobilisés ponctuellement. On ne s’est pas vus depuis six semaines. On a travaillé chacun de notre côté, sans utilité à l’échange. Au centre, nous ne nous serions salués qu’en nous croisant sur le parking, ou dans un couloir. De la courtoisie, point. Sans objet commun de travail, on est souvent juste poli. Parfois, au moment du repas pris dans la salle du personnel, on partage entre services, entre collègues. Ça nous rappelle qu’on appartient à une institution. Ça nous permet de relativiser, d’apprécier les spécificités des services, de repérer les continuités politiques managériales.

À distance, on ne fait que le nécessaire, on se replie sur son service, et sur les activités en commun avec les collègues de coopération obligée. Et depuis le 16 mars, on s’est concentrés et consacrés qu’à l’urgent, à l’obligé pour chacun à son poste. On en aurait presque oublié que, dans les autres services, il y en a qui bossent aussi, qui ont les mêmes problèmes, et qui ont, peut-être, des solutions ou des réponses, auxquelles on n’accède pas, isolés que nous sommes.

Heureusement qu’il y a le mode Hangout, où l’on oscille entre chat et visio, qui permet d’improviser des petites conversations dans l’entre-soi d’une relation interpersonnelle. On envoie un petit message : « je peux te parler ? », « t’es dispo de suite ou à 17 h » et hop ! On y va pour une petite causette entre concertation, discussion, et partage d’expérience. On peut rire, on peut plaisanter, on est détendu. Ce que ça fait du bien !

Je reprends, en sachant que des informations officielles nationales viennent de tomber. Je l’ai su en lisant mes mails professionnels, quoique je sois en congé. Les examens sont annulés, le contrôle continu prévaudra. J’attends des précisions. Qu’est-ce que les centres de formation devront faire ? Quand ? Comment ? Les traditionnels oraux de fin de diplôme, dont la soutenance du mémoire de fin d’études, à valeur quasiment sacrée de rite de passage pour les travailleurs sociaux, sont supprimés. Il est facile d’imaginer le soulagement des plus mal à l’aise à l’oral, tandis que beaucoup doivent se sentir frustrés d’être privés des épreuves préparées depuis près d’un an. Ils ne sauront peut-être jamais quelle valeur a leur travail. Ils éprouvent le sentiment d’un effort fourni en vain. Que dire du diplôme de 2020, déjà le dernier d’un cycle, dont les conditions d’obtention seront si exceptionnelles, lorsqu’il sera mentionné sur un CV ? Il faudra sans doute les aider à promouvoir leur cheminement et leurs centres d’intérêt lors de leur recherche d’emploi à venir.

La boucle est bouclée, avec ceux que je vais rencontrer tout à l’heure, certains encore lycéens. Donc tout est préparé : depuis la documentation officielle, jusqu’aux rendez-vous des entretiens en visio, en passant par la grille d’évaluation à compléter et par les dossiers des candidats. Comme si chacun avait sa petite pochette par candidat. Les rendez-vous sont inscrits dans mon agenda en ligne. Mon anonymat est préservé. Le responsable du service dont je fais partie assure le suivi et la régulation, autant que, selon ses termes, la hotline, de chez lui.

J’étudie les dossiers, je me remémore la grille. Et je me plonge dans la finalisation de la préparation du premier devoir sur table des assistants de service social. Qui suppose des échanges avec un intervenant extérieur pourvoyeur du sujet. Qui suppose des allers-retours entre secrétariat, moi et le responsable de service. En effet, si je suis celle qui formalise la commande pour le Domaine de compétence que je coordonne, le contrat doit être co-signé avec le responsable de pôle. Sur place, quelques pas, avec des papiers à la main auraient suffi… Là, il va falloir numériser, imprimer, scanner. Les documents envoyés par l’intervenant extérieur sont remarquablement clairs et respectueux de l’anonymat, mais fragmentés. Cela se révèle plus compliqué que prévu de centraliser toutes les pièces. Il me faut aussi finaliser la consigne. Et toujours des mails d’étudiants à traiter.

Les entretiens en visios s’enchainent l’après-midi. Des jeunes gens, dont les maturités contrastent. Les parcours témoignent de l’engagement bénévole, de l’envie d’aider autrui, et, parfois d’une idéalisation de la profession. Plutôt des candidatures intéressantes, un vrai potentiel pour l’exercice du métier. Il faut aller vite, entre le volet motivationnel et celui relatif à une question d’actualité. Face à l’écran, le bloc de papier sur les genoux je prends des notes, avec la grille de notation sur le côté de l’écran. Les candidats se montrent compréhensifs. Ils sont souriants, pas stressés. Ensuite, il me faut rapidement remplir la grille, calculer les totaux, puis téléverser le tout dans une sorte de dossier partagé. Étrange manipulation, qui ressemble à une boite aux lettres virtuelle, avec une fente où l’on glisse son document. Débriefing de fin de journée, où chacun présente succinctement les candidats rencontrés, et l’évaluation en conséquence.

La journée est vite passée.

Mercredi 22 avril 2020. Confinement J+42

Séance en classe virtuelle avec les assistants de service social, centrée sur la méthodologie du devoir sur table, dont le premier entrainement aura lieu cette semaine. Je m’appuie sur le référentiel de compétences, et sur celui de la certification, puis je commente. Il est convenu que la demande de parole soit faite en mode chat, puis que je la donne. Ça marche très bien, ils se montrent disciplinés sans s’empêcher de poser des questions ni d’émettre un point de vue. Toujours les mêmes personnes qui prennent la parole : l’une qui doute d’elle-même, et veut s’assurer de sa compréhension correcte en reformulant avec ses mots, une seconde qui doute du formateur et semble chercher les failles, les flous, ou les incohérences, enfin une troisième qui demande de quoi explorer les contours de l’exercice, pour… évaluer l’étendue de sa zone de liberté. Je les reconnais bien ! Il me faut les sécuriser, les assurer que ce devoir est un entrainement, même noté, et qu’il constitue un moment de formation. Le fait que le correcteur soit un professionnel semble les soulager.

En deuxième partie de la matinée, je mets à leur disposition un texte sur le rapport au temps pour les assistants de service social, que j’ai trouvé pendant mes congés. Je leur demande de m’envoyer des retours écrits via Classroom.

L’après-midi, je programme l’envoi du sujet du devoir sur table, avec l’échéance maximale en cohérence avec les obligations des salariés, c’est-à-dire lundi 27 avril, 9 heures. Ça voudra dire que les écrits devront être transmis le jour même au correcteur, et que je devrai, sur ma prochaine seconde période de congé, y consacrer un peu de temps.

Je passe ensuite du temps à affiner la programmation prévisionnelle pour mon Domaine de compétences en 2020-21, ce qui demande des allers-retours incessants entre le dossier d’agrément en mode papier, et les tableaux Excel. Physiquement fatigant. Mal à la nuque.

L’avantage du travail à la maison, avec ou sans confinement, c’est de pouvoir travailler en musique. Je me suis constitué des playlists, et j’apprécie le mode aléatoire. Certains achats en ligne, à peine écoutés dans le stress des semaines hivernales de travail, sont redécouverts ces derniers temps. Au centre, ne serait-ce que parce que je partage un bureau, je travaille sans musique. Et il y a de l’animation : des étudiants qui passent dans les couloirs, qui stationnent à proximité de la porte, en riant ou en téléphonant, des collègues qui viennent parler, qui saluent en passant. Les étudiants viennent aussi à l’impromptu. Bien entendu, la relation de formation suppose des paroles échangées, donc des sons humains en permanence ou presque.

En télétravail, j’aime me concentrer avec un fonds musical. Je retrouve alors mes habitudes adolescentes où, couchée sur mon lit, je lisais ou j’étudiais avec la radiocassette puis la chaine hifi en continu. Le niveau sonore était parfois élevé, du fait de mes gouts d’alors, à la perplexité de mes parents. Adulte et salariée, il m’a fallu, littéralement, apprendre à me concentrer dans le silence. Il m’arrive de rester chez moi pour effectuer des corrections, lire des dossiers en vue de jurys certificateurs : j’ai alors grand plaisir à m’immerger dans un bain sonore de sonates du XVIIIe siècle, ou bien d’embarquer pour une croisière électro-pop ou jazzy. À la différence des semaines précédentes, fébriles et intenses, avec des visios très chronophages et mobilisatrices, je profite de ces journées pour me « rassembler », me concentrer, et réfléchir. La musique m’étaye et m’enveloppe. Du coup, l’aride saisie des plannings prévisionnels est plus plaisante. J’ai aussi déduit après le briefing d’hier matin qu’il faut sérieusement imaginer la continuation du « tout à distance » jusque l’été, donc que des modules interactifs, de type TP d’expression orale, ou « réunion », devaient être repensés autrement. Je me passe en revue les séances, je commence à chercher de la documentation, notamment audiovisuelle. Un temps de réflexion, de recherche, ce qui me plait. Et le faire tranquillement, en oscillant entre mes livres et des sites internet dédiés, en regardant des vidéos de spécialistes. Scarlatti et James Blake sont mes compagnons.

Jeudi 23 avril 2020. Confinement J+43

Petit briefing matinal pour les admissions Parcours Sup du jour. L’équipe n’est pas la même que mardi. Nous sommes tous au fait de la tâche, donc ça va vite. On a plus envie de parler du déconfinement, des semaines qui nous séparent de l’été. Difficile de se concentrer. En plus, il fait très beau, limite chaud. Motivation au travail limitée…

À l’examen des dossiers, plusieurs candidatures, hors région de surcroit, sont faites avec un contrat d’apprentissage associé. Il me faudra vérifier si le ou la candidat·e a bien en tête qu’il lui faut ce contrat pour intégrer le cursus. Ce sera abordé tout de suite dans l’entretien, me confirme en aparté le responsable, via Hangout. Comme un préalable où les conditions d’admission sont énoncées.

J’ai un entretien professionnel, prévu depuis de longues semaines à 10 h. Je profite donc de l’intervalle pour regarder si les assistants de service social ont bien récupéré leurs sujets de devoir sur table, et si des questions ne me sont pas transmises via le mode « commentaire privé » de l’application. Rien. Bonne nouvelle. Je réponds aussi à des étudiants éducateurs spécialisés qui se soucient des échéances et des retours par leurs guidants. Rassurer, toujours rassurer.

Donc entretien professionnel en mode visio. Deux temps, l’entretien bisannuel d’abord, puis un bilan à six ans. Le fils de mon responsable, un bambin d’environ trois ans, se montre, comme d’habitude, curieux de ce que fait son père, casqué, avec des visages différents qui apparaissent à l’écran… Il est gentiment, mais fermement invité à jouer dans sa chambre pendant un petit moment. Nous pouvons alors nous concentrer sur cette mise en perspective des deux dernières années. L’extension de mon territoire de responsabilités m’amène à me sentir, trop souvent à leur gout, en terra incognita. Cela génère également un sentiment quasiment permanent d’éparpillement, qui a réduit ma disponibilité pour les étudiants de manière drastique. Il ne l’apprend pas, cela sera simplement officialisé. Ma contribution à la réingénierie de trois diplômes, plus différents qu’on ne pourrait penser, a nécessité une gymnastique intellectuelle délicate. Des erreurs se donnent à voir, au fur et à mesure que les dispositifs pédagogiques sont mis en œuvre. C’est ce qui arrive à chaque réforme. C’est normal de devoir ajuster. Mais il me faut le faire pour trois filières !

Dans ce genre d’entretien, on fait l’état des lieux des tâches et des fonctions, on ajuste, on actualise. Nous passons en revue cela. Nous évoquons ensuite mon envie énoncée il y a deux ans de suivre une formation sur l’usage du numérique en pédagogie. J’ai validé le 9 mars dernier une unité d’enseignement au CNAM sur ce sujet ! Une semaine avant l’entrée en confinement, et le passage au « tout à distance »… Rigolo, non ? Mise en pratique immédiate, mais surtout l’impression d’être outillée pour faire face, d’avoir appris à penser ma posture de pédagogue. L’usage du numérique dans le Domaine de compétence que je coordonne pourrait largement se prolonger après le confinement, et au retour à des pratiques en présentiel. Apparemment, je ne suis pas la seule à l’envisager. La direction de l’établissement a aussi constaté que nous pouvions collectivement nous emparer des outils numériques, et repenser nos pratiques. Nous avons aussi montré, dans les faits, que nous pouvions fournir beaucoup de travail à partir de nos domiciles, que le recours au télétravail pourrait être plus fréquent dans nos emplois du temps. Moins de fatigue aussi, puisque nous sommes un certain nombre à effectuer plus de 40 kilomètres de trajet pour nous rendre au centre.

Il est question de projections pour les années à venir. Je suis pour ma part en fin de carrière, ce que je lui rappelle, mais pas sans envie. Il note. L’amélioration de mes conditions de travail, abordée aussi dans ce genre d’entretien, pourrait clairement passer par davantage de télétravail, donc moins de fatigue et de dépenses liées aux trajets quotidiens. Et mon lieu de travail domestique est tellement plus spacieux, commode et agréable. Il le note. Au moins j’en ai un pour moi, ce que n’ont pas tous mes collègues. La scission entre lieu de travail et lieu de vie est la norme pour beaucoup de salariés.

Je songe, et me remémore alors, un peu émue, que j’ai toujours vu mes parents travailler à la maison. Ma mère, enseignante en mathématiques, préparait ses cours et corrigeait les copies d’élèves, sur un petit bureau à tambour. Mon père, cadre de l’industrie minière, ramenait des dossiers à étudier, rédigeait des courriers, recevait souvent pour l’apéro des fournisseurs ou des clients. Je le revois attablé à son bureau, celui-là même que nous avons eu tant de mal à monter dans l’étroit escalier menant à la pièce où je télétravaille aujourd’hui. Travailler aussi chez soi, posséder un lieu pour cet usage, par un meuble ou par une pièce, quoi de plus naturel ? Dès que j’ai pu en payer le loyer, j’ai pris un logement où il y avait une pièce de travail, intime, parce distincte du séjour ou de la chambre à coucher, un lieu pour moi.

Fulgurance de ces associations d’idées pendant l’entretien professionnel. Des évidences, tandis que l’entretien se clôt.

L’après-midi, je suis censée « recevoir » trois candidats. Personne ne me rejoint lorsque je me connecte via le premier lien. J’attends. J’attends. Je tente par téléphone de joindre, mais je tombe sur messagerie. Je préviens le responsable. Il essaye de son côté, mais en vain. En attendant le second candidat, je poursuis mes recherches de vidéos et de films pour une séance dédiée aux réunions, en furetant sur YouTube. Rebelote pour la seconde candidate. Je poursuis mes recherches. Et je trouve quelque chose de… parfait ! Ça m’aide à surmonter ma déception de jury d’admission. Au moins, je n’ai pas perdu mon temps à attendre. Le dernier candidat se connecte via le lien, et l’entretien peut commencer. Dans la partie motivationnelle de l’entretien, il me raconte sa vie, et c’est difficile de le couper, tant ses phrases sont longues et tortueuses. Il me confie des éléments de parcours dont je n’ai pas besoin, disséminés dans son récit. Il est plein de bonnes intentions. Il est visiblement en train d’en finir avec un passé endolori. L’entretien est épuisant.

Lors du débriefing de fin de journée, il m’apparait clairement que les candidatures sont moins convaincantes que celles examinées la semaine précédente.

Et voilà, ma semaine est finie, je peux repartir en congé. C’est-à-dire, passer moins d’heures devant l’ordinateur. Reprendre mes lectures, mon jardinage et le cours de mes pensées.

Laurence, psychosociologue

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