Quand le virus informatique traverse la pédagogie

Quand le virus informatique traverse la pédagogie – épisode 6

Lundi 6 avril 2020. Confinement J+21

J’entame cette quatrième semaine avec des sentiments mélangés, mais aussi avec la satisfaction d’avoir profité de mon weekend pour me faire plaisir.

J’ai pu finaliser la préparation des séquences du lundi, notamment les documents de référence et l’outil d’évaluation sur mesure. Les publications sont programmées, échelonnées dans le temps. Pour certaines séances plus tardives dans la semaine, il est encore possible d’ajouter des invitations. Trois temps : le mode brouillon, qui permet de construire, le mode publication programmée, enfin le mode publication immédiate. J’ai pu aussi me donner les moyens de finaliser durant le temps de travail. L’appropriation de l’outil Classroom permet de maitriser le process de conception et de diffusion des consignes de travail. Les étudiants se montrent d’ailleurs demandeurs et n’hésitent pas, par mails, à s’en inquiéter, bien poliment.

Le vendredi 3 avril, une vacataire, que je connais depuis longtemps, m’a informée par mail qu’elle est diagnostiquée positive au COVID19. Confinée chez elle, au lieu de travailler auprès d’adultes handicapés en foyer, elle est demandeuse de lectures. Je l’ai appelée. Les symptômes font vraiment penser à la grippe, mais elle a surtout été alertée par la perte d’odorat et le manque de gout des aliments. La maladie n’est pas virtuelle, loin, mais réelle, somme toute proche.

Le briefing quotidien nous donne ce matin des nouvelles des échéances de dépôt des écrits de certification. Pas réalistes, compte tenu de la fermeture des centres de formation. Exercer une pression, conjointement avec les autres centres de formation régionaux, pourrait être efficace. De manière générale, ça se décide au niveau ministériel, et non régional. Les étudiants déposeront une version numérique de leurs travaux le 15 avril, pour les filières éducatives du moins. Cela leur a été annoncé par les collègues responsables de formation. Le calendrier est conservé pour les assistants de service social. Bizarre pour les collègues familiers de la filière… Et pas pratique, à distance. En fait, il faut psychologiquement se préparer comme des sprinteurs, pour que sitôt sortis du confinement, vérification, signatures et pose de cachets soient réalisées ! En mai, à priori. Dans les petites fenêtres latérales, les visages sont graves. La charge de travail à fournir d’ici l’été s’annonce énorme. Et la rentrée, avec des reprogrammations et avec les nouveaux diplômes, s’annonce intense et pleine. Coup de mou, en ce début de semaine, où il y a tant à faire, avec beaucoup de promotions « présentes ». Ce n’est pas le mot, je devrais dire « connectées ».

Après cela, je sollicite le chargé TICE, pour des petits conseils techniques sur le partage d’écran, en classe virtuelle. Je n’y arrive pas, et cela m’agace. Une histoire de configuration de mon fournisseur d’accès. Arriver avec quelques papiers, et écrire au tableau, ça me manque.

Ensuite, je poursuis la finalisation des consignes, l’ajout de documents, je lance des invitations. Plein de micro-tâches, tout en traitant des mails d’étudiants, inquiets de ne pas avoir les consignes du jour, ou de ne pas y accéder. Certains adoptent une posture modeste dans leur message, d’autres partent de l’hypothèse que le centre de formation ne fait pas correctement les choses. Il faut apaiser, rassurer, guider, tout en étant diplomate. On est tous concernés par cela. La formation à distance suppose du suivi. Il ne faut pas croire que l’étudiant qui travaille chez lui n’a pas besoin de conseils ou d’explication, à chaud. On est tuteurs.

En milieu d’après-midi, bilan de fin de formation. L’étudiante, dont le turban blanc contraste joliment avec l’ébène de sa peau à l’écran, est tout sourire. Son parcours témoigne de belles qualités d’écoute de la différence et de tolérance. C’est quelqu’un de réfléchi et de mesuré, dont la parole rare est respectée. Elle aussi en a fait le constat, que ce soit dans les réunions d’équipe, ou dans les groupes en formation.

Mardi 7 avril 2020. Confinement J+22

Briefing matinal riche. L’audit Qualiopi est remis d’un an. Plutôt une bonne nouvelle ! Le pré-audit est repoussé à l’automne. Une pression en moins. Des étudiants apprentis sont confrontés à la question du droit de retrait devant des cas avérés de COVID19. On va se renseigner.

J’apprends qu’une étudiante ES, mère de plusieurs enfants, a attrapé le virus. Sous la fièvre, elle a sombré plus de 36 heures dans un sommeil profond. À son réveil, elle a découvert que ses enfants, pourtant jeunes, avaient su se débrouiller pour manger et pour s’occuper… Un mystère pour elle. Conséquence double : d’une part elle doit se soigner, d’autre part, elle est, encore une fois, en difficulté pour finaliser ses écrits de certification. Je la connais bien, j’imagine son désarroi.

Matinée de réunion, comme toujours entre régulation des affaires courantes et anticipation des semaines à venir. Il faut encore affiner les programmations de 2020-21. Adapter les contenus en fonction des constats de besoins. Construire une progression en sociologie cohérente avec la méthodologie du mémoire.

L’après-midi, avec des 1ères années, poursuite des exposés commencés fin mars. Heureusement que j’ai tout noté sur ce qui est devenu un carnet de bord. Les exposés s’enchainent, tous plus intéressants les uns que les autres, avec de pertinentes mises en lien avec le terrain, et des remarques personnelles, distanciées et discrètement critiques. Les étudiants témoignent à la fois de qualités de synthèse, mais aussi d’un réel sérieux dans l’effectuation du travail. C’est une modalité de validation du semestre, dans les quatre DF, vraiment pertinente pour des 1ère années. Cependant, plus auditrice de la prestation qu’en interaction visuelle, je suis plutôt concentrée sur le remplissage de la fiche de validation. À la fin de la séance, je me rends compte que je ne sais pas mettre de visages sous les noms, et, pourtant, j’ai à l’oreille des voix et des paroles, toutes singulières. Étrange.

À la fin de la journée, je jette un petit coup d’œil sur le dossier en partage des Passerelle, qui ont entamé un journal partagé, avec comme starter commun à l’écrit l’annonce du confinement le jeudi 12 mars. Des contributions, encore plus distanciées dans la forme avec l’écriture de formation, traduisant à la fois le saisissement, la sidération, mais aussi l’incrédulité initiaux. Puis la prise de conscience, personnelle autant que professionnelle, des conséquences du confinement. Peu de commentaires, à la différence de la première session.

Mercredi 8 avril 2020. Confinement J+23.

Ça commence mal. L’ordi démarre comme un escargot… Et en plus je ne peux pas accéder à internet. Très malcommode quand on est en télétravail ! Voyons, restons calme, vérifions tous les branchements, tous les mots de passe… Restons calme, ce n’est que du matériel. Sauf que. Tout à l’heure, à 9 h, je suis censée mener une classe virtuelle sur la question de l’appartenance et de la construction identitaire. Sur une durée de deux heures. J’ai programmé l’envoi du support, et d’une documentation complémentaire, à lire ensuite, pour 9 h.

Il faut prévenir, faire savoir que la classe virtuelle n’est pas réalisable, car en un quart d’heure je n’aurai pas réglé le problème. Il me faut aussi évaluer si le problème est matériel, informatique, ou lié à mon fournisseur d’accès. Ne pas s’affoler. Faire confiance aux collègues qui pourront, eux, communiquer avec les étudiants.

Message envoyé par SMS. Le relai est assuré. Le message passe aux étudiants, car il suffit de se saisir du lien vers la visio, mis à disposition sur Classroom, pour interagir directement. Heureusement qu’il y a la documentation, mais ça ne fait pas tout. Je vais pouvoir me concentrer sur le rétablissement d’internet. Dans le silence de mon bureau, j’inspecte à nouveau les branchements, méthodiquement. Et là, je vois que la box est éteinte. Un mystère. Peut-être qu’elle m’a lâchée, sans aucun signe avant-coureur ?

Il faut trouver des alternatives, car je suis, comment dire ? En chômage technique ! Et si j’installais toutes les applications sur mon téléphone portable ? Petit écran, mais possibilités techniques et communicationnelles équivalentes à celles d’un ordinateur. Et j’ai des visios l’après-midi, que je suis la seule à pouvoir assurer. Test des applications installées : tout est accessible.

À défaut de classe virtuelle, je me concentre sur la saisie de bilans de fin de formation. Je me sens utile, productive. Reste que l’écran du téléphone à scruter tout un après-midi, ça va être fatigant. Il faut que je contacte le fournisseur d’accès. Mot de passe perdu, à reconfigurer… Rien de satisfaisant dans le menu « Assistance » : je ne rentre pas dans les scénarios préétablis. Comment fait-on pour échanger avec un humain ? Télétravailleuse sans internet, on est travailleuse à domicile. Point. C’est tout. I-so-lée…

Bilan l’après-midi avec un étudiant. Je le devine dans la salle à manger familiale, avec le buffet derrière lui. Un jeune homme, encore un peu immature, avec des doutes et un manque de confiance. Qui a dû concilier stage, formation, et vie personnelle anxiogène, avec parfois des conséquences sur son assiduité comme sur sa ponctualité. Les terrains témoignent de sa progression. Un jeune homme riche de questionnements, mais qui a du mal à énoncer ses réponses, à exposer ses idées comme ses analyses. Il a progressé. Les oraux ne seront cependant pas faciles. Il lui faudra s’expliquer. Je le lui dis.

Ensuite, j’enchaine sur une petite classe virtuelle avec les Passerelle, dont l’objectif est le bilan de fin de module. Des sourires, sur le minuscule écran de téléphone. Elles sont contentes. Les avis sont convergents : elles ont davantage apprécié la première session, avec des propositions d’écriture qui mobilisent la mémoire, peuvent faciliter le témoignage et la communauté d’expérience. Le Journal est trop près, et trop associé avec un présent que certaines vivent mal. Parce qu’inquiétant. Parce que perturbateur. Parce que suscitant impuissance et colère. C’est leur avant-dernière journée de formation. Elles auraient préféré ce soir se retrouver pour fêter ça, autour d’un apéro. Rires… Il y a de la complicité, comme je l’avais perçu, lors de précédentes interventions. Comme administratrice du dossier partagé, je le fermerai d’ici la fin de la semaine, et je leur enverrai le fichier au format PDF. Inutile de le garder : c’est leur travail commun.

J’ai un humain au téléphone quand j’appelle le fournisseur d’accès. Patient, méthodique. Oui, c’est la box. On reprend le processus d’allumage. Un bouton éteint lors d’une manipulation hier soir. Un truc idiot.

Je suis de nouveau connectée avec le monde.

Jeudi 9 avril 2020. Confinement J+23

Journée en classe virtuelle avec les éducateurs techniques spécialisés de troisième année. Il s’agit d’un entrainement à l’oral certificateur. Les lectures mutuelles ont été faites, et ils ont défini un ordre pour les mises en situation. Un groupe d’adultes, autonomes, un groupe capable d’auto-organisation. Qui n’attend pas tout des formateurs.

Le temps que tout le monde trouve et prenne le chemin qui mène à la visio, nous commençons en retard. Il va falloir être efficace. Un candidat, deux jurys. Trente minutes de mise en situation, avec cinq minutes de présentation du parcours au regard du travail en équipe. Les premiers racontent leur vie, ou bien redisent ce qui est écrit dans le dossier. Ensuite, la présentation est à la fois plus centrée sur le temps de la formation, et plus en recul. Le groupe apprend.

Lors des débriefings, chacun y va de ses conseils, de manière à ce que tout le monde repère ses atouts et ses points de vigilance. Certains doivent vraiment faire attention lors de l’entretien : trop disert, ou trop direct et franc dans les positionnements.

Grosse journée. Mais, pour ceux qui sont présents, de la satisfaction. Heureusement que j’ai pu travailler avec l’écran de l’ordinateur.

Je finis ma semaine, avec la perspective pour le moins agréable de quelques jours de congés après le weekend de Pâques. Passer moins de temps devant l’ordinateur. Profiter du jardin. Lire de la littérature. À petite dose, je réfléchirai à la semaine du 20 avril…

Ça va faire du bien !

Laurence, psychosociologue

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