Dire le travail en temps de confinement/Quand le virus informatique traverse la pédagogie

Quand le virus informatique traverse la pédagogie – épilogue

Premiers jours de déconfinement

Lundi 11 mai 2020

Le premier jour de ma vie de pédagogue à distance. Rien n’a changé depuis la semaine dernière : je suis toujours devant mon ordinateur, à naviguer d’une application à l’autre, à collecter, trier, classer des documents et créer des consignes suivant un scénario pédagogique. Puis à programmer le lancement du tout, et, ensuite à suivre les messages des étudiants, à veiller. La semaine s’annonce comme la précédente.

Sauf que. La direction, les cadres hiérarchiques, les assistantes et le personnel technique ont repris leurs postes. Éparpillés dans les bâtiments, masqués à chaque sortie de leur bureau personnel. Réception des étudiants sur rendez-vous, uniquement par les formateurs. Le chômage technique est arrêté. Il faut rattraper la saisie de deux mois sur le progiciel de gestion. Lors de la réunion du matin, le retour à la normale se fait virtuellement. Je me fais une image mentale du centre quasiment vide et silencieux, des parkings presque déserts. La vie est ailleurs.

L’écran de l’ordinateur est plus protecteur que le masque ou la visière transparente, mais de quoi ? Du virus, officiellement. Mais, en fait, c’est plutôt de la vigilance permanente liées aux « gestes barrières » (encore un nouveau concept). Je suis seule dans ma pièce de travail, et je prends conscience des proximités corporelles, dans les bureaux partagés, dans la visite aux collègues, dans celle, potentielle, des étudiants. Ces derniers ne peuvent venir que sur rendez-vous, on les reçoit dans une pièce désinfectée, avec des distances physiques qui me paraissent énormes. Le corps du pédagogue. Si le savoir est virtuel, parfois même abstrait, si la pédagogie est affaire de relation… On n’imagine pas combien le corps participe à la transmission comme au guidage, à l’apaisement comme à l’encouragement.

Nous savons tous que la formation à distance est le mode pédagogique jusqu’en été. Déjà, la direction et les cadres hiérarchiques évoquent cependant l’accueil de tout petits groupes en présentiel, ponctuellement. Des modules centrés sur les techniques d’expression sont difficilement compatibles avec la distance. On sent que ça tâtonne, que ça cherche, dans le sommet stratégique, pour avancer des scénarios, pour étudier la faisabilité concrète de chacun.je suis concernée par des promotions aux effectifs souvent élevés.

Finalement, nous décidons ce premier matin collectivement de maintenir les horaires de travail du confinement. Les journées d’achèvent plus tôt, et avec la liberté de mouvement, des activités sont possibles en début de soirée.

Mardi 12 mai 2020

Le travail titanesque de diagnostic des pièces administratives manquantes dans les livrets de formation, mis en suspens du fait du déconfinement, s’achève. La collègue responsable de formation, enfermée dans son bureau au sein du centre, a abattu hier un travail considérable, précis et détaillé. Des dizaines de rendez-vous individuels ont été pris. Il nous faut recevoir un à un les étudiants, avec leurs papiers, et actualiser les dossiers, avec un tableau partagé en ligne. Je me porte volontaire pour jeudi 12, date où initialement, j’étais positionnée comme jury certificatrice pour le diplôme de moniteur-éducateur. Je prends cette mission par devoir, par solidarité. Dans le fond, j’ai une certaine appréhension du fait de l’application des règles sanitaires. Ce sera la course toute la journée, car les rendez-vous s’enchainent pratiquement en continu. Une journée harassante en vue.

Et la mise au point des scénarios pédagogiques se poursuit, avec l’actualisation des agendas à court terme. Impression continue de faire et défaire, d’improviser. La seconde quinzaine de mai sera dense. Nous soupirons.

Ça se confirme : l’usage fréquent de la formation à distance sera systématisé jusqu’à la fin 2020. On sent que la direction préfère anticiper la prolongation de l’état d’urgence sanitaire, et qu’au fur et à mesure, on puisse « lâcher », et revenir au face à face direct et simultané. Les cours en multi-filières seront « tout à distance », que ce soit sous forme de travail individuel sur documents, ou sous forme de classe virtuelle. Il nous faut repérer les séances où l’interactivité participe à la formation, où le collectif est indispensable. Et on prévoira alors de tout petits effectifs, distance physique oblige. C’est parti pour retravailler les plannings prévisionnels de 2020-21. Pour la énième fois depuis deux mois !!! Le découragement est là…

Oui, ça se confirme. Le confinement nous a transformés en télétravailleurs. Le confinement nous a transformés en « digital learner ». Quasiment du jour au lendemain. Comme un changement radical de… J’hésite : métier ou poste ?

Déconfinés, nous demeurons télétravailleurs, dans des proportions considérables de notre temps de travail. Heureux de pouvoir nous concentrer sans autant de perturbations sonores et visites intempestives. Un filtre efficace s’est posé sur nos postes de travail : je me demande s’il est voile protecteur, ou SAS. On travaille  plus, et pourtant la fatigue se manifeste autrement. L’avant-dîner devient un espace de libre gestion : des collègues se sont mis au sport, d’autres ont repris une technique artistique. D’autres enfin, comme tant d’autres parents, ont remaillé des liens de proximité avec leurs enfants. Je me suis mise à tenir un carnet de bord. Je suis à jour dans mes lectures.

Se déplacer dans les locaux renvoie à l’utilité de cette présence et de cette venue : le dialogue direct, la concertation, la conversation. Les étudiants sont soulagés de la continuité pédagogique mais ils disent clairement leur satisfaction à l’interactivité immédiate dans des temps de visio, en petits groupes, ou en individuel. Oui, au quotidien. Mais, à moyen terme : quelle appartenance ? Quel collectif ? Sommes-nous des travailleurs en voie d’uberisation ? Au début de ma vie professionnelle, où j’étais payée au « chantier » de formation ou à la journée, j’étais en freelance. Je travaillais chez moi à concevoir les actions de formation, conception plus ou moins bien payée d’après mes souvenirs, et je me déplaçais ici ou là pour l’activité de formation. De cette époque date mon souci d’avoir une pièce de travail, distincte de la chambre et du séjour.

Si nous ne venons dans les locaux que pour des activités bien précises : lesquelles ? Et avec quel impact sur la pédagogie, mais aussi sur la relation avec les étudiants. Pour des futurs professionnels de la relation, quel sera l’impact de semaines largement à distance, parfois seuls chez eux, à la fois sur le rapport à la formation et aux métiers, mais aussi sur leur rapport avec le centre de formation ? Ces questions en rafale occupent les débats collectifs en mode visio, devant les plannings, et nous sommes vraiment perplexes, voire même sceptiques.

De toute façon, et c’est déjà dans les têtes depuis de longs mois, il faudra modifier les accords collectifs de temps de travail. La nécessité se précise. Mais la motivation des salariés n’est sans doute pas celle de l’employeur. Il y a donc deux grands effets à ce confinement : le développement conséquent du télétravail et l’élargissement du recours à la formation à distance dans les pratiques pédagogiques, les avançant de la place de « plan B » à celle de « plan A ». Une révolution accélérée. Un rapport différent à l’institution pourvoyeuse de savoir et à ses acteurs permanents.

Parallèlement, deux chantiers s’ouvrent : l’un organisationnel, et l’autre fondamental. Les deux se devinent au-delà des règles sanitaires et des écrans de protection, de verre ou de coton.

C’est donc une autre étape. En attendant de voir, d’entendre, de toucher ce qui en fera la spécificité, je sens que je vais profiter du printemps. La forêt est si verte, si dense, si habitée. Je ne la traverse plus guère, désormais. Une vieille table de jardin pourrait accueillir mes dossiers, lorsque l’ombre de la maison s’étend sur la terrasse. Et tant de jardins en Val-de-Loire sont en train de se rouvrir : autant profiter du déconfinement.

Télépédagogue oui, enfermée, non. Celui qui écrit se met en retrait du monde. Et là, en attendant une autre tranche de vie au travail, avec des jours plus courts, je vais emmagasiner des sensations et des émotions partagées en direct avec d’autres humains. L’automne viendra vite. Le temps de l’écriture reviendra.

Laurence, psychosociologue

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