Précaires, peu qualifiées, indispensables

Plonge, self ou salle

5 h du matin. Après petit déjeuner et douche, je suis à 6 h dans ma voiture, prête à descendre dans la vallée du Rhône. Cette année, les vitres sont rarement gelées. Le trajet, je le connais, mais ce matin, surprise : dans le dernier virage des routes sinueuses et étroites d’Ardèche, j’ai glissé sur une plaque de verglas. J’ai eu peur.

J’arrive sur le parking du collège. Il est 6 h 20. Je ne suis pas tout à fait réveillée. Je retrouve les collègues, qui travaillent en cuisine avec moi. On est cinq. Trois femmes et deux hommes. On se change au vestiaire, tout en papotant sur nos soirées de la veille. On enfile la charlotte, les chaussures de sécurité, la veste et le pantalon blancs, et on démarre. Chacun part sur son secteur de travail. Moi je suis chaque matin aux préparations des entrées. Ensuite, c’est plonge, ou self, ou salle. On tourne chaque jour. Ça me plait de changer.

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En 2004, quand je suis arrivée, j’ai été affectée en cuisine. Je ne changerais pas pour le service général du nettoyage des classes, des couloirs des toilettes. Quand bien même je commencerais à 9 h 30 ! Ce service-là, c’est chaque jour, sans relation aux autres, en solo.

6 h 30. J’arrive en cuisine, je sors les denrées inscrites sur le menu du jour, Normalement c’est une personne du magasin qui devrait le faire. Mais depuis le temps, elle me fait confiance ! Je le fais seule. Je calcule les quantités par rapport aux « gastros » qui restent de la veille : c’est comme ça qu’on appelle les plats où sont présentées les denrées.

On travaille en duo, Nicole et moi, « sans presse. » On trie, on lave, on essore, on coupe les légumes, on range au frigo, HACCP oblige ! Ce sont les règles d’hygiène à respecter de « mise en avant », de la sortie du frigo jusqu’au moment où l’élève mange. Je suis incapable de décliner le sigle.

Quand c’est fini, je vais aider les collègues à placer les fromages en barquettes. Je vais voir en cuisine, si on n’a pas besoin de moi, pour « plaquer » avant la cuisson. C’est naturel l’entraide. Ça apaise le stress. Chacun sait ce qu’il a à faire et ça roule.

Le service de 11 h jusqu’à 13 h, c’est 750 repas élèves et commensaux qui viennent d’un coup ! En deux heures, tout doit être fait. Les cours reprennent à 13 h 30. Certains gamins n’ont que vingt minutes pour manger.

Le self, c’est quatre postes. Là aussi on tourne. L’un est aux entrées et desserts, deux aux plats chauds et un autre s’occupe du salade-bar.

Quand je suis « aux chauds », je suis toujours aux légumes parce que je suis gauchère. Je prends les assiettes prêtes dans le charriot, près de nous, je sers les légumes, je les pousse sur le self en direction de ma collègue sur ma droite, qui met alors la viande. Faut imaginer comment on est organisé ! Franchement, je ne me suis jamais chronométrée, mais le nombre d’assiettes que je peux servir à la minute c’est… Des robots !! On est des robots.

Je ne force plus les élèves qui ne veulent pas de légumes. Ce n’est pas la peine. Il y a déjà beaucoup trop de déchets. Je connais les régimes particuliers : 103 ne mangent pas de viande parce qu’elle n’est pas hallal. Ils ne prennent que des légumes, ça se fait naturellement. Ceux qui sont allergiques au gluten apportent leur repas. Quant à celui qui fait de l’albumine, sa maman nous indique le grammage qu’il lui faut.

Aujourd’hui, les élèves passent sans même un « bonjour. » Alors je le cherche en disant : « D’abord dis-moi bonjour. Et après… qu’est-ce que tu veux, s’il te plait ? » La communication reste difficile. Il m’arrive encore d’entendre dire : « Vous êtes là pour ramasser ! ». Je me sens blessée et je réponds en lui demandant le respect. Certains essaient toujours d’arnaquer un peu : ils piquent des sucres. J’essaie de les encadrer. Je dis : « je préfère que tu me demandes plutôt que de me le voler. » Ils s’excusent quand même.

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Le réfectoire date de 2003. Grand, clair, propre avec une vue sur les collines de la Drôme, il est conçu anti-bruit. Donc c’est supportable malgré les 200 places assises. Les élèves, bien encadrés par les surveillants, sont calmes. N’empêche qu’à 13 h, quand il n’y plus aucun gamin dans le réfectoire, alors là tu souffles. 750 personnes, le bruit continuel des moteurs, des chambres chaudes, le chauffage, la machine à plonge qui tourne…

Au début de notre repas commun, en cuisine, on ne se dit pas un mot, on décompresse. C’est notre demi-heure à nous, y compris, le petit café et la petite cigarette.

Ensuite, c’est le nettoyage. Contrôler, comptabiliser ce qui reste sur des cahiers, monter les chaises, balayer. On devrait prendre des gants, mais on est tellement habitué à faire sans…

Le poste « plonge », c’est le plus fatigant. Heureusement on tourne là aussi. Merci à la médecine du travail qui prévient les tendinites en nous imposant de changer les gestes.

Arrive 15 h 20. Alors là, chacune et chacun court au vestiaire, se change et part à la maison.

Quand on regarde bien, je passe plus de temps avec mes collègues qu’avec la famille. Vivre en collectivité c’est pas évident ! Certains, moins ils en font, mieux ils se portent. Je suis trop maniaque et je souffre quand c’est fait à l’arrache. Mais que faire ? Mon patron c’est le conseil général. Je crains vraiment, à l’avenir, que les titulaires ne soient remplacés que par des CDD.

Mes parents travaillaient tous les deux à la chaine. Ma mère levait le doigt pour aller aux toilettes. Les ouvriers ne se parlaient pas entre eux. Ils savaient ce qu’ils avaient à faire. Pas d’initiatives, ni des uns ni des autres, mais par contre ni jalousies, ni mesquineries. Je me souviens des repas festifs, entre ouvriers. Comme ils riaient, comme ils s’amusaient, ils se considéraient les uns et les autres !

En cuisine, quand je prends des initiatives et que je fais des choses qui ne m’ont pas été prescrites, je passe pour une cheffe ou bien on me dit : « lèche-bottes » – jamais par devant bien sûr. La gestionnaire m’a avertie : « Je suis très contente de votre travail, vous êtes un pilier de la cuisine. Mais tenez-vous à l’écart, faites-en moins, pour votre santé et pour préserver votre relation aux autres. » J’en pleurerais, de la collectivité ! T’es plus dans un milieu d’adultes, mais de bac à sable !

Et pourtant j’aime mon métier. J’aime innover. Quand j’arrose les tomates d’huile d’olive, de basilic et persil à la place de la sauce industrielle, mes 40 kg de légumes rouges passent. Il ne reste rien. Là, tu te dis : « c’est du bon boulot. » J’aime faire des choses par moi-même, sans chef derrière qui me houspille. Ils savent ce que je sais faire. Ils me font confiance. Je le sens au moment des entretiens d’évaluations. J’arrive à l’heure, je pars à l’heure. Je finis le travail commencé. Je ne manque jamais. J’ai le respect de ce que je dois. Les éloges sur le service et la restauration, venant du conseil général ou du rectorat me touchent, nous touchent tous. Faut voir le travail nickel des collègues au service général, tu peux manger par terre !

Quand j’arrive chez moi, il faut que je me pose. J’habite en campagne, c’est beau, c’est serein, mes chats me font la fête, pas de bruit. Je ne fais rien, juste ce que j’ai envie de faire. Je regarde mes mèls, j’apprends mon texte de théâtre. Je fais le ménage que quand il est à faire. Michel me fait tourner une machine, il passe l’aspirateur. Je ne me prends plus la tête vis-à-vis du ménage. Mon travail est épuisant : je me lève trop tôt. Je ne suis pas vieille, 52 ans, mais un mi-temps me suffirait.

Chantal, adjointe technique principale, 2ème classe.
Propos recueillis par Roxane Caty-Leslé


Making of

C’est dans un lieu fort agréable que nous avons fait l’entretien qui a duré plus d’une heure. Chantal voulait le faire au sortir du boulot pour être encore dedans quand elle parlerait. « Ce n’est que continuité. » a-t-elle dit. Elle parlait avec ferveur, comme souvent quand elle parle, elle y met de l’émotion bonne ou mauvaise.

R. C.-L.


Parcours professionnel

J’ai passé un CAP coiffure en 1982. 1983 fut l’année de chômage, mais aussi de mon entrée dans l’éducation nationale, en septembre. Il suffisait, alors, d’écrire une demande à la gestionnaire du collège que l’on briguait, qui transmettait au rectorat. Je fus remplaçante, auxiliaire pendant deux ans, puis, à partir de 1986, contractuelle. En 1987 je devins titulaire en rachetant mes deux années d’auxiliariat. Je suis à quelque dix années de ma retraite.