Des récits du travail/Sapeurs-pompiers

« On se met une carapace et on y va. »

Sébastien a fait les jeunes sapeurs pompiers. Il s’est épris de secourisme dès l’âge de 14 ans et accomplit son destin de pompier professionnel depuis trois ans. Récit d’interventions, jamais ordinaires.

5 h du matin, appel pour un feu de voiture. Un voisin a vu les flammes. On part avec le fourgon de six pompiers : un conducteur et un chef d’agrès devant, le BAT (binôme d’attaque) et le BAL (binôme d’alimentation) derrière. Dans le camion en chemin, le chef d’agrès annonce le nom de la manœuvre : « lance directement sur le fourgon ». Chacun sait ce qu’il a à faire. Je me répète les manœuvres, je m’imagine ce qui peut se passer. Je regarde si j’ai bien les équipements, ma lampe, les appareils respiratoires, si j’ai bien fermé mon pantalon. Il faut être sûr de soi et de son matériel. En arrivant sur les lieux, personne. On commence à raccorder les tuyaux à la cuve du camion. La pompe débite 500 litres à la minute, la cuve du camion contient 3000 litres, le calcul est vite fait. Même pour ce petit feu de voiture, on ne prend pas de risque : on raccorde aussi à une bouche d’incendie. L’extinction du feu prend forme, j’ai un œil sur mon binôme, et lui en a un sur moi. C’est la règle n° 1 : le binôme est indissociable. On ne fait pas une mission tout seul. Et quand on se connait bien, on est en confiance, pas besoin de parler. C’est pour ça que le sport est si important pour la cohésion du groupe.

L’intervention la plus marquante pour moi concernait un accident de voiture. Nous n’étions qu’un fourgon de quatre personnes, tous les autres véhicules étant partis sur d’autres interventions. Quand nous sommes arrivés, il faisait nuit, il devait être 23 h. Sur une rocade, deux voitures s’étaient percutées. Dans l’une d’elles, une mère et ses deux enfants. Le petit de 5 ans était quasi inconscient. Une personne l’avait déplacé sur le terreplein central. La mère était blessée aussi. Tout le monde nous criait dessus. En analysant la situation c’était sûr qu’il fallait commencer par le petit. Il respirait, je suis resté avec lui pour essayer de le stimuler. Mais d’un coup, il n’a plus respiré. J’ai dit aux personnes autour de moi d’aller vite chercher mes collègues qui s’occupaient des autres victimes. J’ai commencé à faire les premiers gestes de réanimation. Moment de confusion. J’ai ce souvenir de beaucoup de cris, tout allait très vite. Quelques instants plus tard, le père du petit a débarqué sur le lieu de l’accident. Il s’est rué sur son ex-femme en hurlant : « Mais qu’est-ce que t’as fait ! ». C’est le contexte qui est le plus difficile à gérer : les cris, les pleurs, les gens en état de choc autour. C’est ce qui nous impacte, plus encore que la victime. En intervention on est conditionné, on sait ce qu’on doit faire et il faut se couper de nos émotions. On se met une carapace et on y va. Ensuite, la police est arrivée sur les lieux, le SAMU pédiatrique aussi. Ils ont réussi à récupérer un semblant de rythme cardiaque, et ont jugé son état assez stable pour le transporter. La situation s’est calmée un peu. J’ai cette dernière image qui me reste encore en tête : les portes de l’ambulance qui se sont refermées devant moi. Sur le chemin du retour, personne n’a parlé dans le fourgon, on accusait le coup. En arrivant à la caserne il n’y avait personne, il était minuit, tout le monde dormait. Je suis rentré chez moi, chez mes parents. J’avais 18 ans, j’étais pompier volontaire, mon service devait finir à 23 h 30. Ma mère m’a accueilli, elle s’inquiétait puisque je n’avais pas pu répondre à ses messages téléphoniques. J’étais bien content de ne pas être seul dans un appartement cette nuit-là.

Le lendemain, je n’ai pas pu m’empêcher de regarder dans le journal Sud-Ouest pour voir s’ils en parlaient. J’ai appris que le petit était décédé peu de temps après sa prise en charge. Encore aujourd’hui j’ai des flashs : ses habits, son prénom… J’ai mis du temps à arrêter d’y penser au moins une fois par jour. En général, nous n’avons pas de nouvelle des victimes. On peut faire la démarche, ça peut dépendre de la gravité et de l’engagement qu’on a mis. Après une intervention qui marque, on peut compter sur le soutien de l’équipe pour discuter. Mais nous restons des hommes avec notre fierté. Beaucoup se refusent à laisser paraitre un choc émotionnel à la caserne. Au sein du SDIS il y a une psychologue qui nous appuie. Ça ne se dit pas trop, mais apparemment elle est plutôt sollicitée.

Je vois que le malaise et le malêtre montent chez les pompiers. Certains anciens craquent un peu du fait des interventions toujours plus nombreuses, surtout quand elles ne sont pas de notre ressort. Le manque de médecins traitants et d’ambulances privées, la longue attente pour aller chez un spécialiste font de nous les dernières personnes à appeler quand il n’y a pas plus d’autres solutions. Remettre une personne âgée dans son lit par exemple. Les hôpitaux sont surchargés. Quand nous amenons quelqu’un aux urgences, nous devons patienter quinze à vingt minutes en moyenne, et cela peut monter jusqu’à deux heures, à surveiller la victime dans l’attente qu’un brancard se libère afin de récupérer le nôtre. Pendant tout ce temps, nous pourrions être sur une autre intervention ou faire du sport, n’oublions pas l’aspect salvateur que peut avoir notre condition physique.

Il y a aussi plein d’appels abusifs et une augmentation des incivilités allant de l’insulte à l’agression. Tout le monde n’a pas forcément envie de nous voir. Souvent il y a de l’alcool ou de la drogue en fond et cela peut vite dégénérer. Ce n’est pas toujours la personne qui a besoin d’aide qui nous appelle, plutôt un témoin. Je sens qu’il y a de plus en plus de personnes en difficulté. Dans notre secteur, il y a beaucoup d’hôtels qui accueillent des immigrés, et la souffrance est bien visible. Ils vivent dans la précarité. Je m’y suis rendu plusieurs fois pour accouchements, pour malaises, pour maladies. Ce qui me frappe aussi c’est l’isolement des gens. Certains n’ont pas de famille, pas de travail, ne sortent pas de chez eux. Je le vois quand on part pour PRPA (personnes ne répondant pas aux appels). C’est ce voisin que personne n’a pas vu depuis trois jours, ses volets qui n’ont pas été ouverts. On frappe à la porte et, s’il n’y a pas de réponse, on fait une levée de doute : on force la porte ou la fenêtre pour voir s’il s’est passé quelque chose. Je me souviens d’une intervention dans un immeuble de cinq étages. Un voisin se plaignait d’une odeur. On a enfoncé la porte. Le monsieur était décédé. Le médecin sur place a estimé la date du décès à trois mois. Là, on se pose des questions. Pas une seule personne ne s’est inquiétée pendant tout ce temps, pas un voisin, pas un proche… Tous les jours, il y a des interventions pour des personnes qui sont seules et sans travail, au bord du suicide. Ce sont des appels au secours. Avec toujours cette phrase prononcée « À quoi je sers ? » Certaines ont des problèmes depuis le plus jeune âge, viennent de milieux défavorisés. D’autres ont une bonne situation, mais n’ont pas réussi à surmonter un divorce, une maladie, la perte d’un enfant. La case isolement arrive vite. Elles se recroquevillent sur elles-mêmes et n’ont pas le soutien familial ni amical, pour remonter la pente. Dans ces moments-là, notre rôle, c’est le dialogue. En général, l’intervention se fait à trois pompiers, mais il faut un seul interlocuteur pour ne pas brusquer. C’est énormément d’écoute : entendre ce dont la personne veut parler. Certaines vont tout dire d’un coup et d’autres seront plus sur la réserve. C’est chacun avec sa sensibilité, mais nous n’avons pas reçu de formation là-dessus. La meilleure des solutions c’est de les amener à consulter, donc les transporter à l’hôpital où elles sont prises en charge par des psychologues.

J’ai de la chance d’avoir un métier qui a une bonne image, je me sens valorisé. Quand je dis que je suis pompier les gens pensent que c’est un beau métier. Certains me posent beaucoup de questions sur les interventions mais je réponds partiellement, c’est un peu intrusif et je peux casser l’ambiance avec mes histoires. Après un incendie les gens nous remercient, on voit la reconnaissance. De temps en temps, les personnes secourues et leurs proches passent à la caserne pour nous apporter une bouteille de vin ou les dessins des enfants.

Sébastien

Propos recueillis et mis en récit par Jérémy Escuer


Entre professionnels et volontaires

À la caserne, il peut y avoir quelques tensions entre pompiers professionnels et pompiers volontaires, avec cette idée que ces derniers peuvent te prendre un peu ton travail. Certains ont été promus plus rapidement que les professionnels, ça fait râler. Mais ils sont nécessaires pour prendre du chef d’agrès à l’ambulance quand les professionnels sont déjà tous partis en intervention. Sans chef, on ne peut pas faire partir de véhicule. Il y a tout intérêt à avoir des volontaires avec des grades différents sinon l’intervention est impossible.


Formation permanente

Le samedi matin, des manœuvres sont organisées au centre pour les volontaires. Pour les professionnels, ce sont les FMA (formations de maintiens des acquis) à effectuer tout au long de l’année sur nos gardes. Nous avons un planning des points à revoir et il faut valider chaque thème : par exemple, avant la fin de l’année, la réanimation cardiopulmonaire. C’est l’occasion aussi de se sensibiliser aux nouvelles manœuvres. Notre métier évolue beaucoup, avec de nouvelles méthodes de secourisme. Cette année, nous avons eu un gros chapitre sur l’accouchement. Nous avons de nouveau le droit de clamper et couper le cordon du nourrisson si la mère est en détresse. Idem pour le massage cardiaque : nous étions quinze compressions et deux insufflations ; à présent, c’est un ratio de 3-1 sur un nouveau-né.


Départ en intervention

La nuit, le coucher se fait à partir de 23 h 30. Dès que le bip retentit, on regarde la feuille reçue par fax avec la nature de l’intervention et l’adresse. Le point est fait sur le plan et le matériel, et le départ peut s’effectuer. En général, on appelle la police en chemin pour des renforts, à moins qu’elle ait déjà reçu l’ordre de départ. Elle nous aide pour la circulation ou gérer des conflits et des personnes violentes. Nous sommes en interconnexion avec trois services par radio : SAMU, Police, Pompiers. Ce sont les pompiers de garde qui répondent aux appels, et qui prennent la décision d’envoyer des ambulances. En cas de doute, ils sont en étroite collaboration avec le SAMU. Chaque SDIS (Service départemental d’incendie et de secours) a un médecin référent, en relation avec le responsable du SAMU. Quand on a une question c’est le médecin du SDIS qu’on appelle. C’est une particularité du métier : chaque département fait un peu à sa sauce, on peut passer de la Gironde à la Dordogne et ne pas avoir les mêmes consignes pour des interventions. Chaque SDIS est indépendant dans son fonctionnement, son budget, et nous ne touche pas le même salaire.