Débats autour du film C'est quoi ce travail ?/Évènement

Le travail en images et en mots

C’est quoi ce travail ? En réponse à cette question titre du documentaire de Luc Joulé et Sébastien Jousse, on aurait pu s’attendre à des discours, par exemple pour définir posément, sous différents angles, une activité sociale majeure : en quoi consiste le travail, qui occupe tant de place dans nos vies ? Ou bien, sur un mode plus dénonciateur, pour tancer les manageurs qui nous font mal travailler : « c’est pas du travail, ça ! ». Les réalisateurs cherchent plutôt à dire le travail, et nous nous sentons bien proches de leur démarche : dire le travail à partir de l’activité et de la parole de ceux qui le font, avec la conviction que cela participe à sa connaissance, que cela contribue à lui donner sa place dans l’espace social et politique.

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Ce que le documentaire dit du travail est bien évoqué par les réalisateurs dans le livret d’accompagnement ou par les critiques de la presse (références ci-dessous). Je voudrais ici surtout observer les modalités choisies pour élaborer une parole sur le travail. J’en vois cinq, complémentaires, également roboratives.

En images bien sûr, par la caméra des réalisateurs. Elles sont belles. Colorées, séduisantes, symboliques. Les visages disent le détachement, la concentration, la lassitude. Les mains caressent les pièces métalliques, actionnent les manettes, s’apprêtent au geste suivant. Les robots tranchent, pressent, soudent les pièces métalliques grises et lisses. L’usine est balisée, quadrillée, rationnelle : chaque caisse à sa place, étiquetée ; chaque travailleur à son poste, dans sa bulle. La caméra accompagne la tournée du cariste, pour alimenter les machines et évacuer les conteneurs pleins, celle du technicien pour ajuster la vitesse du robot et donc de l’ouvrière, s’inquiéter du voyant éteint, enquêter sur le bruit anormal, celle du responsable pour relever les données, identifier les problèmes, fixer les objectifs, vérifier le contenu des poubelles, serrer les mains. On ne voit pas le bruit, la chaleur, les odeurs, la résistance des objets, mais on les devine par les bouchons d’oreille, les gants, les marques de fatigue dans les corps. Des images qui parlent forcément très différemment selon les représentations et les expériences des spectateurs de ce monde des usines, mais qui viennent aussi les alimenter : beaucoup resteront à la mémoire.

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En un film, de cent minutes, produit de l’écriture d’un scénario, du travail technique de montage. Le choix est assez radical : ne pas nous raconter d’histoires, ne pas transformer les travailleurs en personnages. Pas d’intrigues, pas de suspens, pas d’histoires d’amour ou de trahison, pas de dénouement. Pas de connivences ou d’identification avec le bon, la brute ou le truand. Pas de temps forts, séquences émotion, plaisir ou détente. Mais une tension continue, qui capte dès les premières images, et se maintient jusqu’à la sortie de l’usine. Quelques minutes avec chacun, à son poste de travail : de vraies rencontres humaines. On ne sait pas grand-chose de l’identité de ceux qui s’exposent ainsi à la caméra et au micro, mais on découvre beaucoup de leur activité de travail, de ce qu’elle leur fait. Dans ce monde dont la raison d’être est la production en grande série de pièces strictement identiques ne travaillent que des personnes singulières. Tour à tour, chacun dit avec ses mots ce qu’il met de lui-même dans son travail. Et ça nous parle, ça résonne fort, ça cogne, ça touche juste, d’un bout à l’autre. Aussi bien qu’une belle histoire édifiante.

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En musique, puisque le film s’appuie sur le contrepoint du travail du compositeur en résidence dans l’usine. Les scènes le montrant captant les chocs, les vibrations, les chuintements dans les ateliers, essayant des résonnances entre pièces métalliques semblent d’abord incongrues : une activité anti-utilitaire au possible, dans un espace où chaque geste est calculé, efficace. Et le voilà qui manie la plume pour tracer des hiéroglyphes sur une partition, qui fait chuchoter des ouvriers plutôt habitués à forcer la voix pour couvrir le vacarme des machines, qui dirige du piano un chœur d’opérateurs habituellement rivés à leur tâche particulière sur leur poste de travail. Mais ça fonctionne : l’artiste nous invite à voir et à entendre la réalité sous un autre angle. Il contribue à faire émerger un peu d’humanité de ce monde métallique. Par le spectacle final, il organise une rencontre publique autour du travail, le sien, celui des chanteurs, celui de l’usine.

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En paroles, par la voix des travailleurs enregistrés en entretien. Ce n’est pas qu’une contrainte matérielle. Il était certes impossible d’interviewer les personnes à leur poste de travail, dans le boucan de l’usine. Mais c’est aussi qu’il est très difficile de parler de son activité en direct, de dire ce que l’on fait au moment où on le fait. Et serait-ce bien utile de décrire en mots ce qui se voit bien à l’image ? Le dispositif de l’entretien encourage une autre parole que le compte rendu de l’activité. Le travail qui est dit là déborde les gestes visibles. Chacun dit quelque chose de son rapport intime au temps qui passe, celui qu’il subit et celui qu’il maitrise, réfléchit à voix haute au sens qu’il donne à son activité pour parvenir à la supporter, explique ses critères particuliers de performance ou de satisfaction devant l’œuvre accomplie. Les réalisateurs ont bien sûr effectué leur travail de sélection et de montage. Mais le résultat est saisissant : il y a tout à la fois de la poésie et de la philosophie dans ces paroles. Non pas qu’elles soient le fait de poètes ou de philosophes, mais parce que c’est à ces registres de langue qu’invite l’expression sur le travail.

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En discours publics enfin, sur et à partir du documentaire, par les réalisateurs ou ses spectateurs, dans le cadre de débats consécutifs aux projections ou d’articles de presse. Le film ne se termine pas, parce qu’il n’épuise pas son sujet, parce qu’il investit un espace de parole qui doit être exploré plus en avant. Il invite à imaginer d’autres opportunités de s’exprimer sur le travail. Il me semblerait important d’aller voir du côté de la parole collective. Par les images et par le dispositif des entretiens, le film montre surtout l’isolement de chacun face à son travail, juxtapose les paroles. Quelques moments de regroupement, tout de même. Une réunion pour la transmission de consignes par le responsable : du vrai travail puisqu’on y voit là aussi tous les ajustements nécessaires pour s’adapter aux aléas du quotidien, toute la connivence dans les mots et les sous-entendus qui fait fonctionner le groupe humain. Mais on n’y discute pas du travail. Les répétitions pour la représentation de la composition de Nicolas Frize, puis le concert final, saisissant par l’irruption du monde civil dans l’usine. Mais il s’agit de suivre une partition ou d’assister un spectacle, tout comme, au cinéma, on vient avant tout pour regarder le film. Alignés face à un écran, on est peu disposés, dans nos corps et dans nos têtes, à sortir du face-à-face. Des formes d’expression collective sur le travail restent à inventer, et nous allons nous y employer sur ce site. La question est renvoyée à chacun de nous comme à nos communautés politiques : c’est quoi ce travail ?

Patrice Bride
Coopérative Dire Le Travail


Dossier documentaire du film sur le site Shellac

Parmi les critiques de presse, celle du site Metis Europe