Des récits du travail

La route vers l’hôpital

Adrien est chauffeur de taxi depuis dix ans, à son compte. Il a choisi d’accompagner les malades en traitements réguliers dans les hôpitaux de Lyon. De son métier, c’est plutôt de cela dont il parle : trouver la bonne distance avec « ses patients ».

Pour être taxi, il faut savoir conduire, bien sûr. Mais le plus important à mes yeux c’est d’être dans le relationnel. Je conduis des malades dans les Centres médicaux, « aux rayons », en « chimio », en dialyse, ou encore chez le kiné. Pour certains, chaque jour pendant plusieurs mois, avec un trajet qui peut prendre une ou deux heures. Des liens se créent. Être dans le relationnel, pour moi, c’est être attentif aux gens, c’est en particulier me rendre compte s’ils ont envie de parler. Certains ne disent rien du tout, non pas qu’ils ne veulent pas parler, c’est qu’ils sont bien comme ça. Et puis le lendemain, la même personne va se mettre à parler et je rentre alors dans sa vie privée, même sans le vouloir. Elle va se raconter, se confier. Je ne suis pas assistant social, mais j’arrive à faire un peu de social. J’ai appris à repérer le moment où il faut leur parler et celui où je sais que je peux parler de moi. Ça n’arrive pas tout de suite. C’est la ou le malade qui va d’abord se confier. Quand je vois que cela se passe bien, que le contact passe, alors petit à petit, je vais dire deux ou trois choses à propos de ce qu’il dit et y intégrer deux ou trois choses de ma vie personnelle. Et ainsi de suite…

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J’arrive à voir, avec l’expérience, quand les gens ne vont pas bien. Je ne sais pas comment l’expliquer, c’est comme vous quand votre enfant est malade. Alors je demande « Vous vous sentez bien ? » Ils ne vont pas le dire tout de suite. J’insiste un petit peu : « Écoutez, on peut s’arrêter cinq minutes… On peut prendre l’air, un café… » Il m’est arrivé de m’arrêter quinze, vingt minutes pour laisser vomir. C’est assez fréquent quand on sort d’une séance de rayons. Parfois les patients me demandent si je peux les déposer chez leur fille ou ailleurs dans leur famille. Pas de souci, bien sûr.

Cependant, je viens d’arrêter de transporter des enfants autistes. C’était les mêmes enfants, aux mêmes horaires, chaque semaine. J’ai fait ça pendant sept ans. Cela m’a donné un sacré coup : c’est dur de voir des enfants malades de dix ou onze ans, tous les jours, qui ne parlent pas, qui font des crises. Certains bavent. Certains marchent en déambulateur toute leur vie. C’est lourd au bout d’un moment. Je me dis : mais qu’est-ce qu’ils ont fait pour avoir tout cela ? Et puis on se lie d’affection avec ces enfants. Ils vous reconnaissent, ils vous font des câlins. Ils sont contents de vous voir parce que le taxi, c’est un bon moment. Je leur mets ma musique, ils chantent, ils dansent. Parfois, je me lie d’affection même avec les parents. Une de mes meilleures amies est maman d’un enfant que je transporte. Il y a des enfants qui progressent et d’autres qui régressent. Ça fait mal au cœur ! J’ai eu un trop-plein de tous ces trajets. Non que les enfants soient ingérables, mais j’ai été éprouvé par la confrontation à leur maladie, que je voyais tous les jours. J’ai eu besoin de souffler. Peut-être revenir pour repartir de plus belle.

Bon mais 90 % de mes courses restent du médical. Pour moi, les courses médicales, c’est transporter « des patients ». Les petites courses en ville, typiques, taxi, ce sont des « clients. » Les clients, eux, ils nous font bien sentir qu’on est à leur service. Beaucoup passent leur temps au téléphone ou ne disent pas bonjour. J’ai alors l’impression de n’être personne. Ils nous regardent de haut. Pour eux, on n’est pas grand-chose. Ce n’est pas une généralité, il y en a avec qui ça se passe très bien. Mais le fait est que je ne les reverrai pour la plupart jamais. Alors que les patients…

Autre exemple d’une patiente avec qui je suis resté en contact : une dame qui a une fibromyalgie, une maladie où rien n’est visible, peu reconnue en France. Cette dame est en constante souffrance, malgré le kiné et les massages. Rien n’y fait. Elle vit seule et ne peut travailler normalement, donc elle a peu de revenus. Lors d’un trajet, je mentionne le fait que ma journée se prolonge souvent tard le soir pour gérer « les papiers ». Elle m’a proposé de m’aider, il suffisait que je lui apprenne. Depuis le temps que je la transportais, le relationnel avait installé la confiance. Elle me donne un coup de main pour la facturation, et je lui offre en contrepartie des cadeaux ou bons d’achat, pour qu’elle se fasse plaisir.

Passer un contrat avec la Sécurité sociale est assez facile. Lors du premier rendez-vous, on apporte les diplômes de taxi, l’attestation de premiers secours, le casier judiciaire vierge, une visite médicale récente, les papiers de la voiture. On obtient un conventionnement, et on est payé le prix de la course moins 13 % du cout. Cela reste intéressant. Certes, la voiture demande un gros entretien puisque je fais en moyenne 400 km par jour. Mais j’habite en ville près des hôpitaux, alors ça va. Nicolas, mon collègue, qui habite en campagne et qui transporte des patients à Lyon ou Valence, fait facilement 600 km/jour et 100 000 par an.

Comme tous les métiers où on est à son compte, il ne faut pas être feignant. Je travaille en moyenne de 6 h du matin jusqu’à 19 h 30. Tout le jour, je suis en collaboration avec les autres collègues taxis. Par exemple, l’un d’eux m’appelle alors que je suis en course. Il est coincé « en retour de dialyse ». « Ça tombe bien, je serai sur les lieux hospitaliers au bon moment. Je pourrai prendre ton patient. » Je suis sans cesse en contact avec mon réseau : une vingtaine de chauffeurs. Ainsi l’outil essentiel, outre la voiture, toujours hyper entretenue, c’est le Bluetooth. J’ai rencontré certains d’entre eux sur le parking des taxis du centre hospitalier. Entre collègues il y a des règles naturelles du « je te donne, tu me donnes. » C’est informel. Et ça fonctionne. Je sais à qui m’adresser dans mon réseau. Ceux qui débutent et qui n’ont pas beaucoup de clients, ceux qui n’en veulent pas beaucoup et préfèrent travailler seuls. Les chauffeurs joker, en ville, sont ceux que j’appelle en dernier ressort. On n’attend rien d’eux, sinon qu’ils nous dépannent. Je sais reconnaitre aussi ceux qui ne sont pas sérieux. Ceux qui ne transmettent pas les papiers nécessaires pour la sécu, ceux qui ne donnent pas les bonnes infos sur les trajets. Les patients ne disent pas tout. Il faut s’organiser avec l’administration des hôpitaux, prendre les bons de transport pour la Sécurité sociale à temps.

Quand j’étais petit, mon père m’emmenait dans sa nacelle : il était électricien de l’éclairage public. J’en ai gardé un si bon souvenir ! Quand mon fils, récemment, m’a posé des questions sur ce que je faisais, je n’ai pas hésité à l’emmener dans le taxi avec les patients pour voir. Il a cinq ans.

Propos mis en récit par Roxane Caty-Leslé à partir d’un entretien avec Adrien Thénot.


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