Des récits du travail

La poupée de porcelaine

Les objets tendent toujours à retourner vers leur lieu d’origine, ou vers un endroit qui lui ressemble. Notre rôle, à nous brocanteurs, est d’être là à temps pour les tirer de l’oubli, pour les préserver de la destruction et leur offrir une chance de retrouver une vie là où quelqu’un se souviendra de leur histoire.

L’an dernier, dans une vente aux enchères, j’ai trouvé un petit carnet de bal, grand comme un calepin, paré d’une couverture en ivoire. À l’intérieur, une espèce de médaillon représente un fauconnier entouré de cinq ou six faucons. C’est un ivoire de Dieppe, réalisé avec une minutie extraordinaire et qui appartenait sans doute à l’héritière de quelque ancienne famille. Il me faut maintenant trouver l’amateur qui va chercher à comprendre cet objet, à le conserver ou à le transmettre afin qu’il continue à parler, à qui saura le recueillir, du bal des fauconniers en Haute Normandie.

Il s’agit d’un très bel objet mais, la plupart du temps, ce sont des petites choses sans importance qui se font les témoins de toute une époque. J’ai, dans mes réserves, une boite pleine de boutons de vêtements de toutes sortes : des boutons d’équipages de chasse à courre du XVIIIe siècle, des boutons en verre de sous-mariniers allemands, des boutons de tailleurs des Années folles, des boutons de vêtements « prêts-à-porter » qu’on pouvait voir dans les Modes et Travaux des années 50. Un bon connaisseur saura les identifier, dire d’où ils viennent, peut-être même qui les a portés. Il y a là, pour l’esprit, d’inépuisables occasions de voyager dans le temps.

Or, cette invitation au voyage se mérite. Il faut parfois extraire l’objet de la crasse d’une remise, le sauver de la benne d’une déchèterie pour le restaurer, le négocier auprès de propriétaires qui le regardent avec mépris. C’est pourquoi le brocanteur est lui-même atteint par le manque de considération voué aux objets qu’on abandonne. Dans l’esprit des gens, le brocanteur n’est rien de plus qu’un ferrailleur, un chiffonnier, un revendeur louche, un chineur dépenaillé comme les Manouches qui rodent autour des décharges publiques. Pourtant, les vieux Manouches ont une vraie culture de l’objet ancien. Ils savent ce qui a de l’intérêt : ils savent reconnaitre des chenets en fer forgé ; ils savent distinguer d’un seul coup d’œil l’argent plaqué et l’argent massif ; ils savent détecter un tableau de valeur, préserver l’émotion d’une découverte rare. Ils sont capables aussi de prendre du temps pour respecter les gens qui se séparent à contrecœur des objets de leur vie passée.

Au chapitre des résignations muettes, je me souviens de cette vieille fille qui habitait une grande demeure à Colombes. Fluette et diaphane, elle vivait seule dans cette maison de deux étages où ses parents, grands-parents et arrière-grands-parents avaient entassé les traces des évènements familiaux avec toutes leurs fortunes et toutes leurs infortunes. La vieille femme, hantée par ses souvenirs, avait fini par se résoudre à mettre la bâtisse en vente pour aller vivre dans un studio. Elle était la dernière de la lignée. Aussi, en l’absence d’héritiers, il fallait tout vider.

Elle m’a alors conduit d’étage en étage, commentant les tableaux accrochés aux murs, expliquant l’origine des vases en cristal qu’on se transmettait de génération en génération, ouvrant les tiroirs pleins d’argenterie, caressant les commodes encaustiquées. Il y avait, dans sa voix et dans son attitude, un reste de joie nostalgique et des regrets assumés.

Mais, lorsque nous sommes parvenus au grenier, elle est restée sur le pas de la porte pendant que je commençais à explorer l’invraisemblable bric-à-brac qui était entassé là : des meubles, des bibelots, des outils de menuisier, des livres désossés, un vieux vélo. Dans un coin, une série de poupées en porcelaine appuyées les unes contre les autres occupait une étagère au-dessus d’une malle en cuir. Quand j’ai ouvert la malle, j’ai trouvé une robe de mariée soigneusement pliée dans son papier de soie. Cette robe blanche n’avait manifestement jamais été déballée : quelques épingles piquaient encore le col et les dentelles des emmanchures. Dans l’embrasure de la porte, la petite dame restait là avec son sourire immobile, incapable de faire un pas de plus. J’ai refermé la malle et je lui ai montré les poupées.

– Ces poupées en porcelaine sont très belles…

– Tiens, a-t-elle soufflé, celle-là, c’était ma poupée.

Je la lui ai donnée et elle l’a serrée contre elle pour l’emporter. Tout le reste a été vendu pour un prix dérisoire, ou détruit faute d’amateurs. Aujourd’hui, un buffet en merisier du XIXe siècle à portes pleines se vendra quatre ou cinq fois moins cher qu’il y a quinze ans. J’ai vu un original de l’Encyclopédie de Diderot à la déchèterie, des bahuts magnifiques jetés au feu, les mémoires d’un pionnier de l’aviation — avec tous ses carnets de vol — bradés par ses descendants comme une épave, au bord du trottoir, un jour pluvieux de vide-grenier.

Ce qui importe, dans l’instant, c’est en effet la fonctionnalité. On ne garde plus rien puisque tout est devenu précaire et périssable. Les livres eux-mêmes et les albums de photos sont des accessoires encombrants qu’on ne conserve plus : tout est sur Internet. Et si la « toile » diffuse quelques offres de vente d’objets d’antan, elle ne montre de ces derniers que des images brutes, sans saveur et sans histoire ; elle en donne les cotes sans rien dire de leur usage ni de ce qui les a environnés.

Des pans entiers de mémoire disparaissent ainsi avec les objets. Avec eux s’évanouissent les formes, la texture, l’odeur des choses ainsi que le savoir-faire de ceux qui les ont créées et les gestes de ceux qui les ont possédées.

On a troqué les greniers contre les poubelles et la brocante contre le tri sélectif.

Les brocanteurs eux-mêmes deviennent des curiosités. C’est ainsi que je vois de plus en plus de chalands, aux abords des stands de vente, nous prendre en photo avec nos étalages. Ces « photographes » conserveront virtuellement notre présence et l’originalité des objets que nous avons exposés ce jour-là… jusqu’au moment où, la carte-mémoire étant saturée, l’appareil leur posera la question : « voulez-vous vraiment tout supprimer définitivement ? »

Cependant, quelque part, un carnet de bal, des vieux boutons, un document rare, une poupée de porcelaine continueront à vibrer doucement de la vie des choses qui ont compté. C’est un réconfort de savoir que mon travail y aura contribué.

Alain Héral, propos recueillis et mis en récit par Pierre Madiot