Des récits du travail

La faculté d’écouter, le pouvoir de guérir

On prête beaucoup de pouvoirs aux médecins généralistes : veiller sur la santé des gens, soulager leurs souffrances, retarder la mort, accompagner l’arrivée de la vie. Est-ce pour cette raison que l’administration, qui s’intéresse actuellement beaucoup à notre profession, aimerait l’encadrer davantage ? Aucune règlementation ne pourra codifier la confiance qui s’instaure entre le médecin et son patient et sans laquelle, pour ce qui me concerne, je cesserais d’aimer ce métier que j’exerce depuis de nombreuses années.

Dans quelques instants, les gens vont arriver dans la salle d’attente. Et je m’apprête à rencontrer autant de personnes singulières, avec chacune desquelles va s’instaurer une relation thérapeutique particulière. Mon premier outil de diagnostic est mon regard. Au moment où le patient entre dans mon cabinet, je vois s’il souffre, s’il est abattu, s’il est confiant, s’il est prêt à faire front. Lorsqu’il se lèvera pour prendre congé, je verrai s’il est ragaillardi, s’il a obtenu des réponses aux questions qu’il se pose, s’il a le sentiment d’avoir progressé dans la prise en charge de sa santé. Je saurai alors si la collaboration que je cherche à établir a des chances de donner des résultats. Je n’imagine pas un médecin qui fuirait le regard de ses patients. Pourtant, cet aspect de la médecine n’est pas enseigné dans les facultés. C’est au fil des jours, dans ma pratique quotidienne, que j’ai appris à observer et à écouter.

Une dame est récemment venue me voir parce que le mésothéliome dont souffre son mari – un cancer lié à l’amiante – entre en phase terminale. Ces derniers temps, il avait été hospitalisé pour soigner des difficultés respiratoires. La dame, qui ne se sent plus capable de répondre à chaque instant du jour et de la nuit aux appels de son mari angoissé, n’avait qu’une hantise : que ce dernier rentre trop tôt. Les soins hospitaliers ayant apporté une légère amélioration, il avait regagné son domicile la veille au soir. La dame, d’habitude souriante et disponible, était assaillie à la fois par un sentiment d’impuissance et par la culpabilité de ne pouvoir faire face. Elle était effondrée. Que faire dans ces cas-là ? On est entre le médical, le social et le relationnel. Je lui ai parlé. J’ai passé en revue les différentes aides prévues pour ce genre de situation. Surtout, j’ai essayé de lui faire comprendre que la meilleure façon d’aider son mari était qu’elle prenne aussi soin d’elle-même, qu’elle se garde du temps pour se ressourcer, même si son compagnon ne supportait plus le moindre moment de solitude. Il était primordial, dans ce temps de la consultation, de permettre à cette femme d’exprimer sa détresse pour l’aider à la surmonter. De plus, dans la mesure où elle avait connu des antécédents dépressifs sévères, il n’était pas question de courir le risque qu’elle se retrouve à son tour hospitalisée. Évidemment, je ne lui ai prescrit aucun médicament mais j’ai senti qu’elle est repartie chez elle un peu apaisée. Maintenant, je ne sais pas ce qui va se passer dans le court terme…

Nombreux sont les gens que je vois régulièrement pour soigner des affections chroniques et qui éprouvent le besoin de parler. On commence par discuter de leur pathologie et puis on déborde au-delà du cadre strictement médical vers des sujets qui les concernent de près. Il est question de leur famille, de leur entourage : le voisin, la belle-mère ou je ne sais quoi. Autant de pistes qui contribuent à expliquer l’origine de tel ou tel signe fonctionnel comme le mal de tête, le mal de ventre et tous ces petits ennuis qui vous empoisonnent la vie. Après avoir examiné si, derrière tout ça, ne se cache pas une pathologie organique, j’explique à mes patients que ces douleurs sont sans doute aussi le symptôme d’une difficulté liée à leur environnement. Les gens comprennent volontiers cela. C’est, en fait, ce qu’ils voulaient entendre : « Oui, je m’en doutais. Mais ça fait du bien que vous le disiez. »

Cependant, je ne peux pas me permettre de passer une demi-heure ou trois quarts d’heure avec chaque patient. Je suis parfois tenté de rédiger mon ordonnance de manière un peu mécanique. En cas d’insomnie, il est facile de prescrire un somnifère ; en cas d’angoisse : un anxiolytique ; en cas de dépression, un antidépresseur, etc. Comment faire autrement dans notre système qui n’est pas parfait ? En toutes circonstances, l’essentiel, à mes yeux, est non seulement de prendre au sérieux ce que mes patients me livrent sur leur maladie et sur eux-mêmes, mais aussi de m’adresser à eux comme à des personnes raisonnables et responsables. Il est notamment très important, dans le trop bref laps de temps de la consultation, d’expliquer les tenants et les aboutissants de tel malaise, de tels examens, de tel traitement. On épluche ensemble, ligne par ligne, les résultats des analyses. Avec des mots simples, je donne les explications techniques sur les dysfonctionnements, je détaille les mécanismes de telle crise : « Voilà ce qu’est un syndrome coronarien ». On parle tuyauterie, flux sanguins : « On va vous déboucher ça… » Chaque fois que c’est nécessaire, en particulier quand la maladie a une dimension psychosomatique, je trouve fondamental d’avoir une approche empathique qui requiert à la fois de la disponibilité d’esprit et un minimum de distance critique. Et c’est pour les mêmes raisons que j’ai choisi de prendre du temps pour effectuer des visites au domicile de quelques patients. Il n’y a rien de tel que de voir les gens dans leur environnement quotidien. Beaucoup de choses s’éclairent alors d’un jour nouveau : je perçois mieux les leviers qui peuvent être actionnés pour parvenir à une guérison. Je vois aussi clairement quels sont les ressorts qui sont brisés…

Car la pire situation est celle où les patients s’en remettent aveuglément à mon expertise. Le plus souvent, c’est qu’ils sont en train d’abandonner la lutte : ils prennent machinalement leur traitement, ou ne le prennent pas correctement. Un malade passif n’a plus envie de se battre : il ne guérira pas. J’en suis réduit alors à accompagner sa pathologie en traitant les seuls symptômes cliniques. En revanche, il y a ceux qui entretiennent avec moi des relations quasi frontales, qui exigent des réponses à leurs questions, qui s’accrochent à leurs idées fixes, qui trouvent toujours de nouvelles raisons de relancer mes investigations. Il me faut alors répondre à tout, avec peut-être, parfois, un brin d’autorité… Ce n’est pas forcément agréable pour moi, mais ces patients-là veulent guérir et je suis optimiste pour eux.

La médecine est un métier où la relation entre le praticien et le patient est essentielle. Je ne suis pas sûr d’avoir résolu les difficultés de la dame affolée par le cancer de son mari. Si je ne lui ai prescrit aucune médication, j’espère lui avoir donné des armes pour se battre. C’est ce qui me donne la force de continuer avec passion à exercer ce métier qui est aux antipodes des approches froidement scientifiques qu’on peut parfois imaginer.

Docteur Patrick de Foiard
Propos mis en récit par Pierre Madiot