Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 7

Jeudi 19 mars

Au troisième jour de confinement, je me fais cette réflexion étrange : comme mes rendez-vous sont annulés, comme mes biographies sont en stand-by, comme mes formations doivent attendre, mon seul travail aujourd’hui sera de dire le travail. Je vais dire le travail que je fais pour dire le travail pour Dire Le Travail. Façon poupées russes.

J’ai commencé à prospecter auprès de mes proches dans l’intention de trouver des contributeurs au projet de publication : ma fille et mon fils sont intéressés. Je leur ai proposé deux options : tenir un journal de bord comme je le fais ou se prêter à une interview par mes soins. Ils ont choisi la seconde. Nous avons convenu que nous attendrions quelques jours afin qu’ils bénéficient d’un peu plus de recul.

Ce matin, j’envoie la même proposition à deux couples d’amis. L’un d’eux est confiné, mais a proposé son aide à la municipalité de son village. Intéressant de parler de la solidarité générée par le confinement, non ? Pour l’autre, le confinement n’est que partiel : fonctionnaires dans deux collectivités territoriales distinctes, ils sont en situation d’astreinte.

J’ai déposé hier soir un premier texte de ma main dans le dossier partagé que la coopérative a ouvert sur Google Drive et j’attends les retours des lecteurs qui composent notre groupe. Je dois dire que cela fait très peu de temps que j’ai été admise comme contributrice. Un petit texte de présentation à fournir et le tour était joué. En même temps, je collaborais déjà depuis un an avec Dire Le Travail comme on dit : d’abord invitée à intervenir lors d’une de ses journées d’étude, le 28 mars 2019, j’avais deux projets d’écriture sur le feu avec elle lorsqu’on m’a proposé de formaliser notre partenariat.

Cette idée d’un ouvrage sur le travail en situation de confinement est une belle opportunité pour moi d’entrer de plain-pied dans la coopérative. Sans cette expérience inédite en France, je n’aurais sans doute pas eu l’occasion de m’y intégrer aussi vite. J’apprends. Je comprends mieux pourquoi Dire Le Travail appelle ses contributeurs les « abeilles ». Le sens figuré qui désigne les insectes pollinisateurs comme des ouvrières butinant sans relâche est très adapté : les courriels abondent, le débat est nourri, le texte d’appel à contribution s’étoffe, l’objet s’élargit, le titre du projet s’affine.

L’espace où les réunions de travail de Dire Le Travail ont lieu est un espace de coworking solidaire. Cela ne s’invente pas : il s’appelle La Ruche ! À moins que le terme abeille n’ait été choisi en référence au lieu qui abrite les travaux de la coopérative, la coïncidence est fantastique ! Aujourd’hui, l’espace de notre essaim est un espace virtuel et les échanges à distance. Mais je suppose que notre essaim est éclaté entre plusieurs régions de France et que les modalités de travail sont rigoureusement les mêmes qu’à l’ordinaire.

Sur la base des échanges entre nous et du dossier ouvert sur le drive, je commence à élaborer un guide d’entretien pour mes futures interviews, que je soumettrai au groupe. Je suis presque contente d’avoir cet objectif pour la journée. Sinon, c’est une sensation de vide sidéral qui m’aurait étreinte. En l’absence de retour à 14 h 30, je décide de le tester sur mes proches (c’est cela aussi le travail en confinement, on dispose de plus de temps donc on s’impatiente) : mon fils est indisponible, il est parti couvrir un cambriolage survenu sur son secteur, sa carte de presse l’autorise à sortir sans restrictions, je pourrai parler cependant à son épouse ; ma fille me répond tout d’abord qu’elle préfère attendre le retour de son conjoint, car les enfants exigent d’elle beaucoup de disponibilité, mais elle se ravise et m’appelle : ils jouent dans le jardin et ne se chamaillent pas cet après-midi.

Le guide d’entretien semble bien fonctionner. Je n’ajoute qu’une question : à l’évidence, la situation se prête à des gestes solidaires. Si l’on retient la définition qu’en a faite Henri Wallon, travailler c’est apporter un service à l’existence de l’autre pour donner du sens à la sienne, donc il nous faut considérer ces pratiques comme une forme du « travailler ».

Mon compagnon, quant à lui, s’est remis au jardin comme depuis mardi. Le soleil des cinq derniers jours a permis à la terre gorgée d’eau de sécher un peu. Après un hiver sans hiver et un automne de plus de six mois, les tondeuses toussent et crachent dans les jardins alentours. Il a biné, sarclé, gratté, taillé, planté… mais a dû s’arrêter, car la Communauté de communes a annoncé via Facebook que la collecte des déchets verts n’aurait désormais lieu qu’une fois toutes les deux semaines. Effet de la réduction du travail : la réduction du travail. L’inverse du principe des vases communicants…

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

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