Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 60

Lundi 11 mai

Journal, joli journal, dis-moi qui est la plus b… ? Non, je recommence. Journal, joli journal, dis-moi si sonne aujourd’hui l’heure de ta retraite ? Ou si, tel un infortuné salarié passé à la moulinette d’une nouvelle règlementation, tu seras condamné à une rallonge de ton temps d’activité ? C’est la question que je me pose en ce lundi 11 mai lorsque je regagne mon bureau aux alentours de 4h du matin. C’est étrange : lorsque le confinement a commencé, le 17 mars, nous sortions à peine d’un long automne qui aura duré plus de la moitié de l’année et depuis hier soir, une tempête gronde sur la côte de Nacre. Les chaises de jardin sont renversées, les quatre fers en l’air sur la pelouse, elles n’iront pas plus loin. Même les deux containers à poubelles n’ont pas résisté à la force du vent et il a fallu agir pour qu’ils ne roulent pas jusque dans l’impasse.

Quand nous avons pris nos quartiers de nuit, Stéphane a commenté pour moi le visage de la mer : entièrement blanc d’écume, comme l’expression de la peur. Bref, je suis tout sauf superstitieuse et crédule, mais il est amusant de relever une coïncidence : la météo a été d’une clémence rare pendant les 8 huit semaines qu’a duré le confinement. Comme pour nous le rendre plus supportable. Et, au moment précis où les travailleurs sortent de leurs maisons, elle se met au chômage partiel…

Hier soir, l’apéro Zoom a été égal à lui-même, dans la bonne humeur et les marques d’affection. Seuls les sujets avaient quelque peu changé : nous ne parlions plus de notre gestion de la « crise », mais de sa sortie, de mes espoirs, de nos projets, contrariés ou non. Je sais déjà, quelle que soit l’issue de ma petite péripétie, que je garderai le plus grand de mes petits-fils les 28 et 29 mai matins. Sa maman reprendra la route du collège à partir de cette semaine, tous les jeudis et vendredis pour les classes de 6ème et de 5ème en attendant le retour éventuel des élèves les plus âgés. Son papa reprendra son travail à l’usine le 25 et s’absentera de la maison de 5h à 13h environ. Pour voir mon fils et ma belle-fille, l’échéance est plus incertaine : il faudra patienter jusqu’au 2 juin pour savoir si la règle des 100 kilomètres est ou non assouplie.

Je regarde la pièce qui fut mon espace de travail depuis le 17 mars. Il lui manque encore un accessoire pour qu’elle devienne un parfait bureau : le bureau lui-même, dont le confinement a différé la livraison, qui arrivera normalement vendredi, dont l’arrivée sonnera l’heure de la rentrée. Quelle rentrée ? La pièce en question n’a-t-elle pas accueilli toute l’activité d’une biographe en plein « boum » ?

Elle a observé mes mains sur le clavier, tapant les bribes de vie d’Amina et Marc, Marie-Anne, Myriam et Pierrette, conseillant à Philippe ce qu’il convenait de faire pour la publication de ses souvenirs, racontant le travail de Candice, Janlou, Jennifer, Jérôme, Julie, Lucie, Sabrina et Franck, sollicitant les récits d’Alain, Joëlle, Laure, Nathalie et Patricia, corrigeant celui de Sébastien, espérant qu’Anne-Laure, Élodie, Madeleine, Manuela, Patrice, Stéphane et Valérie accepteraient de contribuer au numéro de ma revue, remerciant Marie-Henriette de m’aider à lui trouver des auteurs, Alexis et Jean-Pierre de publier mon article, Alice de m’aider dans mes projets d’écriture.

Elle a vu les images et écouté les voix, déformées par les visioconférences, d’Anne-Marie, Aude, Laurence, Lucie, Soazic et Valérie, en pleine préparation d’un livre qu’elles n’auraient jamais cru pouvoir écrire un jour.

Elle a assisté aux échanges avec Dominique, Joëlle, Magali, Nathalie et Renaud, en attente de la parution d’un autre ouvrage qui traine en longueur parce qu’attendant depuis un an qu’Aurélie et Myriam trouvent le temps de témoigner de leurs pratiques, assisté aussi aux discussions avec Gautier et Sandrine pour la formation au site internet que le premier m’a délégué auprès de la seconde, participé aux réunions à distance avec Catherine, Christophe, Gaston, ou encore Hervé, membres comme moi du comité scientifique du colloque de Pau sur les récits de vie, a été témoin des communications avec Jordy pour son dossier de candidature à une école du Havre.

Elle a entendu mes mots échangés avec Margot sur le projet des ruptures professionnelles ou encore celui des Territoires Zéro chômeur, ceux enregistrés sur le portable et destinés à la promotion de mon activité via une association d’écrivains ou une chaine régionales…

J’écoute les bruits que la tempête m’envoie : mugissement du vent, grondement des vagues, claquement des volets. J’ouvre la fenêtre quelques instants sur la nuit noire : seul un rai de lumière de quelques centimètres éclaire une branche de poirier, qui tressaute sous les assauts de l’air en furie. J’irai peut-être jusqu’à la mer aux premières lueurs de l’aube. Je vais recharger la batterie de mon téléphone portable parce qu’une vidéo s’impose.

Je commence par penser à l’attestation… avant de me flageller par l’esprit : « Idiote, tu n’en as plus besoin ! ».

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe


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