Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 45

Dimanche 26 avril

3 h 20. Pire qu’hier. Petit bémol : au bout de quelques heures, je parviens à me rendormir dans mon bed-desk quelques dizaines de minutes. Une aiguille dans une botte de foin. Deux ou trois brindilles arrachées à la meule monumentale que représente ma dette de sommeil, c’est déjà ça comme dit la chanson de Maxime Le Forestier !

Hier soir, j’ai eu un échange avec une de mes potes dépressives, lui ai promis que je travaillerais aujourd’hui sur son récit. Je suis femme à tenir mes promesses, quel qu’en soit le cout. Parfois, cela confine à la bêtise. Me fixe des objectifs aussi et, surtout, me permet d’être congruente. La congruence est peut-être l’attitude que je mettrais en haut de ma liste si je devais hiérarchiser les principes qui se traduisent dans nos comportements. Dire ce que l’on ressent. Ressentir ce que l’on dit. Être en accord avec soi-même. Ne pas tricher.

Je travaille le récit d’Anne-Marie comme je suppose qu’un peintre travaille un paysage. Arrière-plan. Relief. Perspectives. Épaisseur. Couleur. Retouches. Camouflage. Signature. Ce faisant, je redécouvre le texte pour la troisième fois. Soufflant ! Suffoquant même. Comme les bronches d’Anne-Marie, qui s’obstruent depuis qu’enfant elle a fait une bien mauvaise coqueluche. Comme ses apnées du sommeil, qui la rendent au jour épuisée, livide. Comme sa peur du regard de l’autre, qui la ramène dans sa bulle, à l’air vierge de toute pollution langagière. Comme sa culpabilité, qu’elle balaye à coup de vent marin.

Tout comme le chapitre écrit quelques jours plus tôt par Valérie, je barbouille de rouge celui d’Anne-Marie, le rouge de la fille d’enseignants qui s’applique, de la biographe qui tente de faire du beau avec ce qui a été souillé, de la femme qui se reconnait dans l’histoire des autres et veut la sublimer.

Même lorsque je rédige une biographie de laquelle je suis totalement extérieure, je m’engage, mettant un point d’honneur à le faire de mon mieux. La satisfaction de l’auteur est la mienne. Sa santé narcissique, ma santé. Mais quand je participe à un projet d’écriture collective et que je mouille ma chemise, je deviens militante. Anne-Marie, Aude, Laurence, Lucie, Soazic, Valérie, vous êtes mes sœurs de sang, ce sang dont nous avons toutes été salies par la violence de quelques-uns ou de tout un système. Rien à voir avec le rouge sang dont je peins vos récits. Je sais que vous savez.

Mon père l’a compris, qui trouve bien normal que les liens entre le client et son biographe deviennent progressivement des liens d’amitié. Tu es leur confidente, m’a-t-il dit. Ils te transmettent peut-être des secrets de leur existence qu’ils n’ont jamais confiés à d’autres, même à des proches. Je l’ai appelé ce matin comme chaque dimanche, même si, depuis la crise du coronavirus, j’ai ajouté une communication en milieu de semaine pour m’assurer qu’il n’est pas tombé malade.

A bientôt 84 ans, il accepte le confinement avec philosophie, comme tous les avatars de sa vie. Il en profite pour finir les travaux entamés dans une dépendance de la maison : comme il vit au premier étage, il a rénové l’appartement de deux pièces du rez-de-chaussée pour le jour où sa mobilité lui ferait défaut. Il a entretenu ses parterres, planté des pommes de terre dans son potager, s’accordant cependant du repos sur sa terrasse ensoleillée, installé confortablement dans un transat. Il attend le déconfinement pour rejoindre sa résidence secondaire bretonne où il passe les six mois les plus doux.

L’après-midi commence par ce qui fait du bien aux Français. Une étude a montré que Louis de Funès était l’un des meilleurs antidépresseurs actuels pour supporter le confinement. Cet après-midi, c’est Le corniaud, un film de Gérard Oury qui a réuni une nouvelle fois de Funès et Bourvil dans les rôles du petit futé et du grand niais, du sec et du doux, du nanti et du modeste. Mon inclination va vers Bourvil et pas parce qu’il est normand : il incarne La tendresse, cette chanson qu’il a interprétée magnifiquement. Moi-même l’ai chantée à l’occasion du mariage de mon fils, à la demande de ma belle-fille, et accompagnée par ma fille au piano.

Je veux rester sur cette note pour aujourd’hui.

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe


à suivre…


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