Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 37

Samedi 18 avril

J’ai sous les yeux la petite liste des choses à faire : je te l’ai dit il y a quelques jours, mon journal, je sature. Je travaille trop. Alors je commence par ce qui me coute le moins : écouter les fichiers audios de Myriam. Elle m’en a envoyé quatre, mais le plus long dure dix minutes. J’écoute. Prends des notes. Pas besoin de recourir à HappyScribe. Elle raconte une de ses histoires d’amour. Toutes malades. Malades de sa vie. Le trauma secondaire provoqué par le déni de sa mère, même après qu’un médecin avait découvert l’insoutenable. Les enveloppes dans lesquelles elle a rangé ses drames. Celles qu’elle jette, les unes après les autres, parce qu’elles sont nulles et non avenues ou parce qu’elles sont soldées. Sa voix, légère et pointue, prend des notes graves vers la fin. Elle respire mal. S’arrête. Reprend. Ou me dit au revoir.

J’ajoute, je déplace, je réécris, je transforme. Je ne suis pas satisfaite des titres du premier et du dernier chapitres. Je dois impérativement trouver des termes ou des expressions militaires pour rester dans le champ lexical que j’ai choisi. Borgen, le titre de l’introduction que j’ai donné à la biographie, a été traduit par Cordées dangereuses dans la version allemande de la série. Je pense aux chasseurs alpins, ces fantassins qui escaladent les pentes en s’attachant les uns aux autres, et dont le premier entraine les autres dans la mort s’il commet l’irréparable.

Je m’emploie l’après-midi à réaliser une vidéo pour France 3 Normandie qui a lancé un projet intitulé « Culture à domicile ». Les artistes (chanteurs, dessinateurs, comédiens, peintres, auteurs) sont invités à se filmer durant quatre minutes en réalisant une performance ou en lisant un extrait de leur texte. Une bonne dizaine de prises sont nécessaires avant que je sois satisfaite, enfin satisfaite, disons que je n’ai pas bafouillé dans la onzième… Je remplis les documents nécessaires : petit questionnaire, droit à l’image. Je cherche deux photos de moi format paysage. M… elles sont toutes format portrait. Je mets Stéphane à contribution.

Je reçois un coup de téléphone de Pierrette, la vieille dame de 91 ans. Je lui avais laissé un message en fin de matinée sur son répondeur. Elle me dit que la coïncidence est troublante, qu’elle comptait m’appeler aujourd’hui. Il lui est arrivé plusieurs fois de penser à contacter quelqu’un et d’être devancée par ladite personne de quelques minutes ou quelques heures. Je l’ai moi-même souvent constaté et je suppose que la plupart des êtres humains évoluant dans la même culture ont sensiblement la même perception de la distance temporelle qui les sépare des autres.

Pierrette a reçu seulement la veille le manuscrit que je lui avais fait imprimer et envoyer par MesPhotocopies.fr. Elle me demande si c’est moi qui le lui ai adressé, me raconte que le timbre était amusant qui montrait un petit poisson posé sur la légende suivante : ce courrier n’est pas une blague ! Sans doute une édition spéciale pour le 1er avril. En cette période de confinement, où l’activité est ralentie, les travailleurs s’amusent peut-être à mettre une note de gaité dans leurs expéditions. Elle a aimé la manière avec laquelle j’ai écrit son récit. Bien sûr, j’ai commis quelques erreurs minimes à corriger, bien sûr elle a envie d’ajouter des éléments, mais mon interprétation de sa vie lui plait.

Elle me raconte qu’elle va bien, qu’elle sort tous les jours pour se maintenir en bonne forme physique, que ses enfants et ses petits-enfants se relaient pour l’appeler. Le moral, en revanche, est en berne depuis qu’elle a appris que sa petite-fille qui vit au Canada a dû interrompre sa grossesse. Elle était enceinte de jumeaux, mais le petit garçon est mort in utero. La future maman risquait sa vie en essayant de sauver celle de la petite fille. Les bébés avaient seulement quatre mois et demi, donc elle a été obligée de sacrifier l’enfant viable. Pierrette comprend son choix et celui de son compagnon. Mais sa petite-fille est loin de tout, loin de sa famille, loin de son soutien. Elle a dit à la jeune femme qu’elle ne pouvait rien faire pour elle. Celle-ci lui a répondu : « Mais si Mamie, tu es là ! ». Je lui dis que je la comprends. Elle questionne : « Vous me comprenez ? », mais son interrogation sonne à mes oreilles comme un soulagement. Elle s’étonne elle-même de m’avoir confié son chagrin.

Je lui propose de fixer un rendez-vous pour la semaine du 11 au 15 mai, date à laquelle le début du déconfinement est prévu. Je lui précise que je porterai un masque et que je me laverai les mains avec du gel hydroalcoolique avant de toucher quoi que ce soit dans son domicile. Elle répond qu’elle évitera désormais son club de bridge, car les cartes représentent un risque de transmission du virus. Elle aura donc beaucoup de disponibilité. Nous prenons date pour le 13 mai vers 16 h 30. C’est déjà le troisième rendez-vous que j’ai fixé pour la reprise de mes activités. Peut-être suis-je trop impatiente ?

C’est en tout cas le discours que me tiennent mes enfants lors de notre désormais traditionnel apéro-zoom hebdomadaire. Ils me martèlent qu’avec mes anomalies cardiaques, je suis sujet à risque et qu’il est peut-être imprudent d’envisager ma sortie dès le 11 mai. Je me ferme un peu. Et le pire est à venir : après un apéro tout en longueur et un diner avalé à la hâte, je vois qu’une de mes amies m’a envoyé un texto. Elle vient d’apprendre qu’un récent scanner a révélé plusieurs nodules dans les lobes inférieurs de ses poumons. Le Covid-19 n’a visiblement pas confiné les autres pathologies.

Soirée de merde : une personne dont j’ai fait la connaissance plusieurs années avant dans un contexte de soin, et qui vit en Alsace, m’écrit sur Messenger qu’elle n’en peut plus. Elle souffre d’une maladie évolutive. A des difficultés à marcher. Se voit déjà en fauteuil roulant. Ou plutôt ne s’y voit pas du tout. Je devais passer quelques jours chez elle pour qu’elle sollicite mes compétences de biographe, qu’elle me raconte sa vie avec cette maladie, que je fasse d’elle un livre. Le confinement a suspendu nos retrouvailles et notre travail conjoint.

Elle me remercie de mon écoute. Nous nous quittons à minuit pile et basculons dans un nouveau jour.

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

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