Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 36

Vendredi 17 avril

Il y a quelques jours, une de mes amies a fêté son premier moisiversaire de mariage en visioconférence. Hier, elle m’a appelée, a pris des nouvelles, a discuté d’une prochaine réunion entre les Georgette, c’est le nom d’une petite troupe burlesque de femmes que nous avons constituée il y a moins d’un an en vue d’un festival dédié à Brassens. Nous avions fait notre petit effet, car avions repris des chansons plutôt coquines, La complainte des filles de joie, mais surtout 95 %. Nous ajouterons cette année La première fille, mais ne sommes pas tombées d’accord sur la seconde : certaines ont proposé Fernande, d’autres ont trouvé les paroles trop osées. J’ai suggéré alors Hécatombe. Mais nous garderons 95 %, ce sera notre chanson fétiche. Notre première répétition a été annulée pour cause de retraite forcée. Peut-être faudrait-il envisager de la remplacer par une formule à distance. Nous en parlerons en début de semaine prochaine.

Aujourd’hui, nous célébrons le premier moisiversaire du confinement. Je compte les jours. Dimanche soir, il restera encore trois semaines avant le début de la libération. Nous avons derrière nous un temps de confinement plus long que celui qui nous attend. Je regarde ce midi au journal télévisé la vidéo d’un jeune homme qui s’est amusé à se filmer, sac au dos, dans son 34 min 2 s, comme s’il participait à un trail, descendant « en rappel » sa mezzanine, courant vers la ligne d’arrivée, son balcon. Le papa d’une famille de quatre personnes témoigne de la difficulté à faire école. Son fils ainé, peut-être 9 ans, rétorque devant la caméra : « La maitresse a 27 élèves et toi tu n’en as que deux ! » Autrement dit, de quoi te plains-tu ?

Ce matin, je me suis précipitée dehors pour assister au spectacle magnifique du lever de soleil sur la mer. Le temps était à l’orage, une rareté dans le ciel normand du mois d’avril. J’ai débordé très légèrement du kilomètre imparti, fait quelques incursions sur la promenade interdite pour faire de meilleurs clichés. J’ai croisé la même dame d’un certain âge que j’avais rencontrée lorsque j’étais sortie à la même heure quelques jours plus tôt. Un joggeur aussi dont j’ignore qu’il s’agit du même. J’ai fait attention à ce que la voiture des gendarmes ne soit pas en vue : des amis m’avaient prévenue la veille qu’un homme, désireux de prendre son café sur la digue, avait été dénoncé par des riverains et rattrapé par la patrouille. Je lirai le soir même que la Mairie du XXe avait demandé à ses administrés de ne plus dénoncer leurs voisins à la préfecture, car le numéro dédié aux urgences est saturé… Un historien spécialisé dans la délation pendant la Seconde Guerre mondiale a pris la plume pour commettre un texte sur les corbeaux qui sévissent de nos jours ! Je rentre sous de grosses gouttes de pluie et des éclairs nombreux.

Après un petit-déjeuner matinal pris au lit pour me réchauffer, je me remets au travail : nouveaux documents et nouveau chapitre pour la biographie d’Amina. Quelques basculements de paragraphes qui nécessitent la réécriture des transitions. Une relecture pour m’assurer que des informations n’ont pas été distillées trop tôt. Le clic pour envoyer la quatorzième version du manuscrit depuis décembre. Je crois que j’approche du but.

Dans la salle de bain, je constate que mon visage a pris des couleurs. Il faut dire qu’avant le confinement, je ne sortais pas de manière aussi systématique une heure par jour. Comment faire pour garder les avantages secondaires de cette situation historique ? Pour ne pas se laisser rattraper par les anciennes (mauvaises) habitudes ? Me faudra-t-il faire encore une liste si chère à mon esprit ? La liste du premier jour du reste de ma vie…

Je reçois en début d’après-midi la réponse des Ateliers Travail et Démocratie. Ils acceptent mon article en l’état. Ils le publieront lundi sur leur blog. J’ai trois coquilles à corriger pour dimanche soir. Ça devrait aller… Je ne travaille pas l’après-midi (enfin pas pour mon entreprise, voilà que mes anciens démons me reprennent), mais je repasse, je lance une machine à laver, je vide le lave-vaisselle, je passe un coup d’aspirateur, je mets les artichauts à cuire pour le soir. Tout cela en regardant un vieux film savoureux sur mon PC portable : Marche à l’ombre, de et avec Michel Blanc. Il y jour un loser hypocondriaque. Les répliques sont jubilatoires. J’en relève une. Installé avec son pote Gérard Lanvin dans un hôtel de passe, il tente de se voir dans un miroir sale et grêlé de toute part et s’inquiète : « Je vais mutiler ma moustache ! »

Je me rends ensuite chez ma dermatologue pour un soin qui ne peut pas se faire à distance. Seule dans le cabinet vaste et moderne qu’elle partage habituellement avec une dentiste et deux secrétaires médicales, elle a affiché les consignes sur la vitre d’entrée : rester dans sa voiture ou à l’extérieur si on arrive en avance, se nettoyer les mains au gel hydroalcoolique en entrant, enfiler le masque, attendre. Quand je pénètre dans le sas d’entrée, je m’aperçois que je ne peux pas prétendre n’avoir rien trouvé. Un meuble barre l’accès en partie. Le gel trône dessus, un masque en papier à côté. Elle arrive. M’explique comment l’enfiler poser, en pinçant un peu avec ses doigts la partie supérieure du masque sur l’arête du nez.

Elle porte un masque et des gants et, quand elle se penche sur moi, elle arbore une visière en plexiglas, un peu comme celle des CRS, m’explique que son mari la lui a fabriquée. Me dit qu’elle avait fermé le cabinet le 18 mars, mais qu’elle recontacte tous ses patients pour leur proposer de revenir, comme elle l’a fait avec moi quelques jours plus tôt. Elle espace suffisamment les rendez-vous pour que les clients ne se croisent pas. Pour le règlement, elle tend la boite à carte bleue afin que je l’insère moi-même, mais seulement après que j’ai repris une noix de gel hydroalcoolique dont je me suis soigneusement barbouillé les mains. D’ici peu, nous pourrons tous régler au moyen du sans-contact jusqu’à la somme de 50 €.

Je garde le masque une fois sortie, pour voir comment ça fait : p… qu’il fait chaud là-dessous ! Je passe faire les courses de la semaine au supermarché près de chez moi avant de rentrer. Change d’attestation. Ajoute l’heure que j’avais laissée en blanc sur le papier. La veille, j’avais commis une petite transgression : au lieu de déposer un livre derrière la barrière d’un ami, celui-ci, en pleine activité peinture de ladite barrière (on ne voit que ça en nous promenant, des hommes qui passent le karcher ou repeignent leur barrière), mon ami donc me propose de rentrer chez lui boire quelque chose. Stéphane accepte et rentre sans attendre. J’hésite. Je suis. Il nous donne une nouvelle attestation avant que nous ne repartions… Drôle de sentiment toutefois de se percevoir « délinquants » alors que l’on rend simplement visite à des amis !

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

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