Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 34

Mercredi 15 avril

Matinée bien remplie : j’ai travaillé sur la suite du récit de Sébastien, DRH dans une collectivité territoriale des Hauts-de-France. Comme Patrice m’avait conseillé de proposer mes commentaires de préférence sur Google Drive, j’ai voulu essayer. M’en suis mordu les doigts. J’ai oublié d’enregistrer et tout est à refaire. Je maudis le site de dépôt de documents sur le cloud (dans ma tête, je prononce « claoude » en jouant à la Marie-Chantal), je ne l’ai jamais aimé, mais cette fois-ci, le divorce est consommé !

Pour me calmer, je lance le lecteur CD ÉNORME que j’ai finalement remonté dans mon bureau. Mon compagnon m’a dit que nous avions désormais chacun notre étage. Il est vrai que là-haut, dans la continuité de notre chambre commune, j’ai fait installer un dressing dont le contenu, il faut bien l’avouer, se décline à peu près comme ça : 25 % de linge de maison, 25 % de vêtements à Stéphane et le reste pour moi… J’y ai aussi ma salle de bain, ma chambre-bureau et j’ai même investi quelque peu les étagères de l’armoire que contient la troisième chambre en y déposant les jouets et les livres de mes petits-enfants. Il me dit en riant qu’il ne me manque plus qu’une cuisine !

Je travaille aussi sur mon journal de bord, sur toi donc (voilà que je te parle à la troisième personne, comme le charcutier qui passait en camionnette dans mon petit village quand j’étais enfant : elle va bien Madame Le Bars ?). Je croyais n’avoir plus rien à te dire, mais les trois derniers épisodes ne sont pas si mauvais. Je les adresse à Patrice. Désormais je ne peine plus à réduire la taille des photos. J’ai tâtonné, mais j’ai fini par trouver le meilleur compresseur d’images, qui me permet de les réduire avec précision, juste avant qu’elles n’atteignent la masse limite : je conseille Compressnow. Oui je sais, je nomme beaucoup de réseaux sociaux et d’applications depuis le début, mais c’est parce que beaucoup sont nommés que l’on ne pourra pas me le reprocher. Et puis ça fait pleinement partie du travail confiné. Et enfin c’est une modeste contribution à la solidarité entre travailleurs… J’expédie également le journal d’une amie. Patrice pense (et il a raison) qu’elle pourrait parler davantage du non-travail. Il demandera conseil à une autre abeille, prendra contact avec l’auteure, l’autrice, l’auteuse, je ne sais plus et je m’en fiche.

Hier après-midi, alors que j’étais (enfin) au téléphone avec le petit jeune qui voulait que je l’aide à candidater à une formation, Amina m’avait laissé un message : elle trouvait « très bien » ce que j’avais écrit (ouf) et me prévenait qu’elle allait m’envoyer des documents du dossier judiciaire manquant encore à l’appel. Elle se signalait « pas en forme et fébrile ». J’ai tenté de la rappeler, mais le téléphone portable de son mari a sonné dans le vide. J’ai laissé un message m’inquiétant de la santé d’Amina et lui demandant de me recontacter dans la soirée, mais celle-ci s’est déroulée sans que la sonnerie tintât à nouveau. Au moins pouvais-je poursuivre mon ouvrage.

J’avais travaillé le soir au dossier de Jordy, ses documents d’un côté, son enregistrement de l’autre, puis je lui avais envoyé le texte produit. Normalement, je n’aurais pas dû lui adresser l’intégralité du texte tant que je n’avais pas été rémunérée en totalité, mais il semblait sérieux, il m’avait déjà fait un premier virement, alors j’avais envie de lui faire confiance.

Quand je me suis couchée, je me sentais épuisée et j’ai pris conscience que je n’avais pas eu de vacances depuis une semaine en octobre. En 2020, seulement deux nuits en janvier, deux nuits en février et une nuit en mars correspondant à nos petits extras habituels. Je devais partir en cure thermale contre le burn-out à Saujon à la fin de cette semaine, mais évidemment elle avait été reportée. J’en aurais eu bien besoin. Du séjour en Corse, pas de nouvelles, sauf que le solde du prix à payer avait été prélevé le matin. Nous risquons de le voir annulé puisque Macron avait annoncé que les entreprises de tourisme n’allaient pas repartir le 11 mai et que les rassemblements à partir de cent personnes seraient être interdits jusqu’à la mi-juillet.

Ça fait quelques jours que je n’ai pas regardé un nouvel épisode de La servante écarlate, je n’en ai plus le temps. Je me rends compte que le travail d’autoentrepreneur « bouffe » tous les compartiments de la vie. Plus de limite. Et ce qui était vrai avant le 17 mars l’est plus encore aujourd’hui. Mes obligations et mes loisirs m’obligeaient à des coupures là où, maintenant, seuls la douche, les repas, la sortie d’une heure et les courses deux ou trois fois par semaine constituent des pauses. Et comme de surcroit je suis matinale, je calcule que je travaille : 24 heures moins 5 heures de sommeil (en comptant large) moins 1 heure de promenade moins 1 heure 30 pour manger et moins 30 minutes dans la salle de bain, les jours sans courses je peux écrire ou communiquer avec mes clients jusqu’à 16 heures par jour !!!

La dernière fois que je l’ai fait (regarder La servante écarlate), l’héroïne tentait de s’évader du monde totalitaire et obscurantiste où elle était confinée. Elle se cachait dans une entreprise désaffectée composée de bureaux et d’un entrepôt. Confinée depuis deux mois (ce qui sera notre cas lorsque le 11 mai s’annoncera), elle avait trouvé des photos et des cartes postales sur et dans les bureaux des anciens travailleurs, vestiges de leurs vies, de leurs proches, de leurs vacances, mais aussi des bougies désodorisantes et des piles de vieux journaux du « temps d’avant ». Entre deux courses à pied dans les coursives et les escaliers de l’entrepôt, elle avait collé les images sur les murs, installé les bougies allumées en dessous, comme pour rendre hommage aux femmes et aux hommes dont les nœuds coulants des cordes pendues au plafond laissaient à penser qu’ils avaient tous été massacrés. Elle avait découpé des articles rendant compte de l’imperfection de la démocratie, mais aussi de sa puissante liberté. Sa voix, en off, martelait : « Ma mère disait que les femmes s’habituent à tout. » Le parallèle est osé, mais je l’ose.

J’ai omis de vous dire que j’avais décidé de me mettre au régime pour perdre les deux ou trois kilos que j’ai en trop autour des hanches. Les rondes me pardonneront, je sais que ça exaspère les filles de mon entourage qui en ont dix à perdre, mais j’ai fait trop de cuisine depuis un mois et le moment est propice pour me mettre à une diète raisonnable, puisque restos et autres bistrots sont fermés jusqu’à nouvel ordre. J’ai fait une razzia de fruits et légumes hier. J’ai acheté de la viande blanche. Les glaces sont celles de Stéphane, mon « pacsé », pac sot, pac si ?, pacs ah !

Allez, il est 11 h 27, c’est désormais l’heure de ma douche. Je quitte mon lit-bureau-où-je-passe-près-de-seize-heures-par-jour. C’est la deuxième pause après le petit-déj’.

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

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