Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 33

Mardi 14 avril

Dernier jour de la deuxième période de confinement et veille du premier jour de la troisième période. Il est important d’organiser sa journée, d’avoir des rituels, des horaires, des tâches à se partager, des moments de plaisir à vivre pour garder l’illusion d’une vie normale. Mais pour que l’illusion soit totale, il est nécessaire de mettre, comme dans la vraie vie, un peu de nouveauté ou d’exceptionnel. Aujourd’hui, à 10 h 30, mon appétit sera rassasié, car je retrouve enfin le groupe de sept femmes qui prépare un livre collectif. Notre dernière réunion s’était déroulée le 13 mars, juste avant la fermeture des portes de nos maisons ou de nos appartements. Comme je suis à l’initiative de ce projet, les filles me laissent prendre la main sur l’organisation et sur l’animation.

La réunion s’installe doucement : Anne-Marie peine à nous rejoindre. On voit d’abord son fauteuil puis sa table basse. Lucie suggère qu’elle s’allonge dessus pour que nous puissions la voir. Rires. Nous finissons par avoir l’image, mais pas le son. Le PC est celui de son fils, elle ne le maitrise pas. Elle ne peut pas le contacter, car il est lui-même en visioconférence sur l’ordinateur fixe du foyer. Une fois de plus, le confinement impose le partage des espaces autres que physiques. Lucie, encore elle, demande à Laurence pourquoi les volets sont clos. Elle sourit. Il ne s’agit pas d’un volet, mais d’un radiateur électrique et elle y accroche une serviette pour le prouver. Elle est en réalité installée dans la salle de bain, car son fils travaille de nuit et s’est couché à 6 h du matin. Alors elle se confine dans le confinement.

Au lieu de faire un tour de table, nous faisons un tour d’écran. La galerie de portraits est rangée dans l’ordre où nous sommes entrées. Chacune prend la parole à son tour pour donner de ses nouvelles aux autres : avancée des démarches, évolution des statuts, réactions face au confinement. Nous n’en sommes pas toutes à la même étape du processus de reconstruction et nous n’avons pas toutes pris les mêmes options. Certaines sont en arrêt de travail, les autres au chômage. Certaines ont demandé ou envisagent une pension d’invalidité, les autres (les plus jeunes) ne parviennent pas à s’y résoudre. Certaines ont sollicité une reconnaissance de maladie professionnelle, une autre a pris un avocat pour licenciement abusif, les autres n’ont pas entamé de démarche particulière. Mais nous toutes revendiquons le droit à un autre travail : nous occuper de nous-mêmes pour aller mieux et être davantage disponible à l’autre.

Les attitudes à l’égard du confinement sont contrastées. Pour celles qui avaient besoin d’affiner leur projet, la France figée est une aubaine, elles gagnent du temps, les médecins ne renâclent pas à prolonger leur arrêt de travail ; pour celles qui étaient au pic de leur changement de statut ou en train de sortir du marasme, le retrait imposé les atteint en plein vol, brise leurs espoirs, retarde leurs progrès. Certaines sont heureuses d’être en famille, l’une se passerait bien de son lion en cage de mari, l’autre manque de la tendresse d’un homme. Lucie, toujours elle, note qu’elle a jusqu’ici délégué l’éducation de ses enfants à d’autres et que l’obligation de faire l’école à la maison lui a fait prendre conscience de l’importance de reprendre cette responsabilité, du moins en partie.

À midi, nous n’avons pas commencé à écouter le récit de Valérie. Elle est la dernière à nous raconter son histoire. Mis à part le craquement des écouteurs d’Anne-Marie quand elle bouge, et ses quintes de toux qui viennent brouiller le message, il y a un silence religieux pendant que Valérie nous fait la lecture. Ça tombe bien, le collègue animateur avec lequel elle travaillait dans son EHPAD l’appelait Sainte Valérie et elle a décrit son burn-out comme une descente aux enfers. Je suis fière de Valérie comme je suis fière de toutes mes potes dépressives.

La séance s’achève par un point sur l’état d’avancement de l’écriture. J’ai déjà trois textes, Anne-Marie a classé le sien comme priorité numéro 1 et Valérie m’enverra son beau travail dans la foulée. Aude et Soazic, qui avaient pourtant raconté leur histoire avec brio, disent avoir du mal à coucher les mots sur le papier. Aude évoque la peur de ne pas réussir, la peur de craquer, la peur d’avoir peur. Soazic a fait écouter son enregistrement à son fiancé, il lui a conseillé des modifications, elle hésite. Laurence souligne les effets thérapeutiques de la mise en récit, Lucie insiste sur les bienfaits du partage avec d’autres, j’insiste à titre personnel sur la revalorisation de l’estime de soi que suscite la relecture. Je propose à nos deux consœurs de revenir vers elles individuellement.

On envisage une nouvelle réunion dans les semaines qui viennent. Certaines disent que seules les membres du groupe les comprennent, qu’avec leur famille elles ne se sentent pas normales. C’est vrai. Mais le « confinement » dans un groupe de semblables, à l’instar de celui que nous vivons comme citoyennes, n’a de sens que si le déconfinement arrive. Il est un passage obligé, mais ne suffit pas, il faut finir par quitter la matrice au risque de s’exclure du monde.

C’est tout pour aujourd’hui, je veux ne parler que d’elles.

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

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