Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 16

Samedi 28 mars

J’ai oublié de vous dire quelque chose hier : nous avons appris de la bouche d’Édouard Philippe, le Premier ministre, que le confinement serait prolongé à partir de mardi prochain et jusqu’au 15 avril. Mes listes seront bien utiles mais devront s’allonger, au risque de broyer du noir. Curieuse aussi cette expression ! Viendrait-elle de l’esclavage ? Du travail du poivre ? Au demeurant, avez-vous remarqué que le noir est souvent associé à du péjoratif, du triste, de la peur : nuit noire, avoir des idées noires, voir tout en noir, écrire noir sur blanc, le travail au noir, une marée noire, une série noire, noir de monde, une caisse noire, être sa bête noire, lancer un regard noir, avoir de l’humour noir ou un œil au beurre noir, faire du marché noir ou de la magie noire, être dans une misère noire, être noir pour être saoul et même porter un blouson noir… Revenons-en aux listes : les compléter, donc.

Heureusement, aujourd’hui est un grand jour : je participe au Comité de Rédaction de la Revue française de service social en conférence téléphonique de 10 h à 13 h puis j’ai un nouvel entretien biographique avec Marie-Anne (vous savez, la Bible, les livres de compte, tout ça ?) à partir de 15 h. Quasiment une journée de travail normale. Vous noterez toutefois que nous sommes samedi et que le télétravail abolit la frontière entre les jours ouvrés et les jours ouvrables. Comme le Gouvernement a aboli par ordonnance la frontière qui fixait les horaires hebdomadaires de travail maximum : désormais, certaines catégories de travailleurs peuvent exercer leur profession jusqu’à soixante heures par semaine. Comme la solidarité a aboli la frontière entre actifs et retraités, certains « seniors » ou réservistes ayant repris du galon, de la blouse blanche, des masques, des gants… Et comme le confinement a fait bouger la frontière entre le dedans et le dehors : avant, je disais que je partais en déplacement quand je quittais ma région, aujourd’hui je me déplace en-dehors de mes limites habituelles quand je me rends à pied au supermarché Auchan, à 600 mètres.

À 10 h précises, j’entre en conférence téléphonique. C’est le mot ad’hoc. Et pourtant, je suis toujours sur mon lit, habillée toutefois comme si quelqu’un, là-bas, pouvait me voir. La réunion, prévue initialement jusqu’à 13 h finira avec plus d’une heure d’avance : en télétravail, un des bénéfices secondaires est bien sûr 1) que l’on ne peut pas prendre le café ensemble pour démarrer 2) que l’on est obligé d’éviter les digressions et autres apartés 3) que si l’on veut atteindre nos objectifs, chacun doit parler après l’autre au risque de ne plus rien comprendre et de cette manière il faut bien admettre que nous sommes plus efficients. Quand nous reprendrons les réunions in vivo, peut-être faudra-t-il s’en souvenir. Ou pas. Ce sont aussi tous les moments informels qui créent les liens sans lesquels on peut facilement perdre la motivation mais également moult informations en apparence hors sujet mais qui, souvent, apparaissent comme fondamentales à l’exercice de notre métier.

Nous attaquons les futurs numéros : après que le groupe a échangé sur ma proposition de thématique pour le numéro 279, il s’attarde ensuite sur la seconde proposition que j’ai adressée au Comité de Rédaction quelques jours plus tôt : un numéro spécial sur le travail social en période de coronavirus. J’apprends que le magazine Lien social, bien connu dans mon ancien secteur d’activité, propose sur son site une nouvelle rubrique intitulée « Terrain Journal de bord » pour relayer les témoignages des travailleurs sociaux en général et des abonnés en particulier. Je parcours les titres à la une : « Sentiment d’abandon », « Initiative solidaire et généreuse », « Nous avons créé un cocon », « Les visiteurs de prison s’inquiètent du confinement dans le confinement », « Handicap : des professionnels envoient un message positif », « La Coordination Pas sans nous appelle à la solidarité ». Du bon et du moins bon. Selon un des membres du Comité de Rédaction, le « quinzomadaire indépendant d’actualité sociale » est débordé par l’affluence des témoignages.

Nous convenons qu’il serait dommage de ne pas tirer les enseignements de cette situation historique et décidons d’une approche un peu différente de celle de Lien social : nous demanderions maintenant aux travailleurs sociaux de raconter ce qu’ils vivent au travail ou en confinement mais nous publierions leurs textes dans le numéro 280, qui sortira juste un an après le début du confinement, afin de prendre du recul et d’identifier ce que l’épreuve collective nous a appris. Comme j’ai la chance de faire partie de la Coopérative Dire Le Travail et que celle-ci a pris de l’avance, je suis semble-t-il bien placée pour construire un appel à auteurs que je soumettrai au Comité de Rédaction et au Président de l’Association nationale des assistants de service social, qui en est membre. Il fera suivre auprès des instances habilitées.

Pour finir, les participants échangent sur l’intérêt qu’il y aurait à faire classer la revue auprès du Haut conseil de l’évaluation, de la recherche et de l’enseignement supérieur. La précédente revue à laquelle j’ai participé y est classée comme revue interface entre le monde scientifique et le monde professionnel dans la section Sciences de l’Éducation. Une collègue du Comité de Rédaction a obtenu auprès d’une association internationale à laquelle j’ai appartenu avant ma bifurcation professionnelle les critères d’admission. Nous prévoyons de travailler de concert, Joëlle et moi, sur le sujet.

La suite est jouissive : le déjeuner avalé, je me plonge dans la rédaction définitive des appels à auteurs pour les deux numéros qui se succèderont, fin 2020 et début 2021. J’ai l’impression d’être redevenue normale, comme si c’était moi qui avais inoculé ou transmis le virus et pas le virus qui m’avait contrainte à vivre au ralenti. J’ai du travail ! Moi qui mettais la pédale douce sur les tâches à accomplir afin de « garder une poire pour la soif », j’ai le droit de travailler vite comme à mon habitude !

J’ai voulu tellement en faire en peu de temps que je sens que je vais être en retard pour l’entretien biographique programmé à 15 h par Skype avec Marie-Anne. Je la préviens. Elle aussi sera en retard, elle rencontre une difficulté technique. C’est avec près de vingt minutes de retard sur notre horaire que nous tentons de nous connecter. En vain. Je lui suggère de l’appeler avec le portable de mon compagnon et de l’enregistrer avec le mien. Visiblement, cette solution ne lui convient pas parce qu’elle veut une interaction visuelle. Comme la première fois, nous passons par Facebook et sa messagerie. L’entretien ne dure que vingt-six minutes, entaché de beaucoup de microcoupures et de deux déconnexions impromptues. Elle abandonne et me donne rendez-vous pour le lendemain. Elle a besoin de sortir, de s’aérer. Il est dur, quand on raconte sa vie, de ne pouvoir le faire sereinement, dans un certain confort. Je comprends. On remet ça. Ensuite, je passe notre conversation, bien que hachée, à la moulinette de Happyscribe, l’outil de transcription en ligne. J’en extrais tout de même quelques pages qui viennent rejoindre le manuscrit en cours au chapitre de l’enfance.

À l’heure de l’apéritif, c’est le métier de mère et de grand-mère que j’exerce. Skype fonctionne en boitillant mais nous parvenons à échanger quelques mots, entrecoupés d’images qui se figent, de paroles qui se décalent. Juste avant, le Premier ministre a tenu une conférence de presse, en présence du ministre de la Santé et d’un ou deux scientifiques. Il a eu cette phrase bien involontairement assassine pour moi : « Je sais que c’est dur de ne pas pouvoir serrer les personnes que l’on aime dans nos bras ». Juste après je vois mes deux petits-fils à l’image… No comment.

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

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