Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 15

Vendredi 27 mars

Je suis au travail à 3 h 30 du matin. Lorsque je me lève après avoir en vain cherché à me rendormir, je vois que Marie-Anne, une autre de mes clients, m’a renvoyé la toute première version de son récit de vie avec ses annotations. Ouf, les changements sont mineurs : seuls une citation et le titre du prologue sont modifiés. Les corrections ou autres compléments portent essentiellement sur des noms de lieux ou de personnes : ils sont légion dans son récit et la distance conjuguée à l’outil de communication ne m’ont permis ni de les entendre convenablement ni, à fortiori, de les orthographier avec la rigueur nécessaire. Elle m’indique également vouloir ajouter une fable de La Fontaine ou encore un psaume. Facile ! Je le fais immédiatement. Internet est extraordinaire pour le télétravail : nul besoin de se rendre dans une bibliothèque en cette période de confinement. On tape la référence recherchée sur « gogol », comme dit mon père, et il n’y a plus qu’à copier le texte sur le site correspondant, puis à le coller dans le manuscrit. J’ai parfois la sensation de piller.

Toutefois, un paragraphe ne lui convient pas : je lui ai suggéré, comme elle est très croyante, de signaler que ce récit sera sa bible et qu’elle l’organisera donc en versets, mais peut-être est-ce du blasphème ! Elle préfère en tout cas que sa biographie soit un livre ouvert pour sa famille, dont les versets seront remplacés par les livrets. Alors, je réfléchis et je trouve une piste : son récit sera un Grand livre de comptes, avec les évènements à mettre à son crédit et ceux qu’elle a payés cher : les chapitres en seront les livrets, à la fois cahiers où les batteurs d’or mettaient les feuillets du métal précieux, à la fois registres des épargnants. Les histoires de la vie ne sont-elles pas en même temps trésors à transmettre et comptes à rendre ? Merci encore à Internet, qui m’évite de chercher un dictionnaire étymologique que je n’ai pas à ma disposition chez moi et qu’en ces temps de fermeture des librairies, je n’aurais pas trouvé : j’ai appris grâce à lui le sens originel du mot livret.

Je reçois dans la matinée un coup de téléphone de Myriam. Après la deuxième séance de sa biographie, je m’étais posé beaucoup de questions mais j’avais fait le « job ». Aujourd’hui, elle-même s’interroge aussi sur la sur-représentation des traumatismes dans sa vie et a peur que son cerveau n’en crée ou ne transfère les responsabilités du ou des auteurs sur d’autres personnes. Elle n’a pas encore reçu la deuxième mouture de son récit (et avec la Poste qui désormais distribue le courrier tous les trois jours seulement, elle peut attendre jusqu’à une semaine), elle pense trouver le courage de le lire courant avril. Philosophe, elle dit que cette coupure peut être salutaire. Puis elle m’envoie un texto en début d’après-midi : elle propose de m’écrire des lettres selon une périodicité encore à définir mais, dit-elle, « C’est la voie de relais pour reprendre la narration. »

À l’heure du déjeuner, je reçois un autre appel téléphonique, de Margot celui-là. Nous produisons en binômes des récits croisés d’évènements professionnels qui ont fait rupture dans nos vies et qui nous ont conduits vers un remaniement identitaire. Depuis la dernière réunion de travail, en février, le projet, piloté aussi par la coopérative Dire Le Travail est en stand-by. Nous devions nous retrouver avec d’autres participants aujourd’hui même à Paris et le placement en confinement a mis le groupe à l’arrêt. Comme celui ayant vocation à interroger des bénéficiaires des Territoires zéro chômeur qui est « mort dans l’œuf », en tout cas pour l’instant. Elle va demander un rendez-vous en visio afin que nous puissions profiter de ce temps imprévu et incroyable pour aller de l’avant au lieu de différer.

À propos de courrier… Je vais jusqu’à la boite aux lettres. C’est vide, comme l’est mon temps. C’est décidé, je vais faire une liste de tout ce que je pourrais faire pour meubler :

  • Passer l’aspirateur dans ma voiture ;
  • Voir s’il reste quelque part du shampoing pour moquette (le tapis du salon n’a plus de couleur) ;
  • Passer au lave-linge les vestes et manteaux qui n’ont pas besoin exclusivement du pressing ;
  • Lire (je n’y arrive pas depuis mon burn-out) ;
  • Commander quelques cochonneries… mais quoi ?
  • Ah si, passer la commande mensuelle de surgelés livrés à la maison, j’ai reçu un mail du magasin ce matin ;
  • Pourquoi ne pas entreprendre de rénover certains meubles ?;
  • Lire (je n’y arrive toujours pas) ;
  • Enregistrer quelque chose pour mon petit bonhomme ;
  • Repasser de vieilles séries sur le lecteur DVD ;
  • Faire des pommes au four ;
  • Lire (merde, quand est-ce que ça va revenir ?) ;
  • Appeler des copines, ah tiens, j’en ai deux qui me parlent sur Whatsapp, Lucie s’ennuie, comme moi…

Allez, un petit épisode de La Servante écarlate, ça peut pas faire de mal !

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

Licence Creative Commons
Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.