Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 14

Jeudi 26 mars

Chaque jour, j’ai envie de commencer par « Cher journal », mais je ne peux pas faire ça à la si douce Anne Franck. C’est un peu comme si c’était une marque déposée, vous comprenez.

Ce matin, La servante écarlate m’a encore accompagnée. Jusqu’à 10 h. J’ai fini la première saison. À 10 h pile, mon coach (je ne connais personne d’aussi ponctuel que, à part moi) m’a appelée. C’était ma dernière séance. Nous avons fait l’évaluation du dispositif. Ce que j’ai compris du travail de coaching, c’est qu’il ressemble à une thérapie comportementale. Le coach et son (sa) client(e) se mettent d’accord sur de petits objectifs à atteindre pour la fois suivante, des choses difficiles à faire, mais dont il faut pourtant arriver à se dépasser pour les réaliser et avancer. Il trouve que j’ai bien progressé depuis la première séance, mais ne dit-il pas cette phrase à tout le monde ? Lui aussi est impacté par le confinement : outre la nécessité d’effectuer les séances par téléphone, il devra soutenir son mémoire de fin de formation en visioconférence. Je lui dis que cela m’intéresse, il me propose de me l’envoyer.

J’accuse réception de documents envoyés par Marc, mon client stationné à Paris en ce moment. Ce sont des justificatifs qui prouvent que sa femme n’avait pas fait faillite et n’était donc pas aux abois. Cela confirme que le mobile pour assassiner son mari n’était pas financier comme son accusatrice principale l’avait clamé à l’époque. Ce sera utile pour le livre.

J’ai également un échange avec Philippe, le client dont j’ai achevé la biographie. Les éditions Sydney Laurent, pour ne pas les nommer (je n’ai jamais compris cette expression, mais elle m’amuse) lui ont adressé un contrat pour le publier à compte d’éditeur et lui demandent… 750 €, en prétextant que la parution de son livre leur couterait la modique somme de 25 000 €. De qui se moque-t-on ? Il me demande conseil, je lui dis que si c’était moi, je refuserais. Dans l’intervalle, son avocat lui a dit la même chose. Il contacte le maquettiste auquel je me suis adressé pour faire faire quelques exemplaires de son manuscrit, destiné pour lui à le faire lire par ses proches, pour moi à assurer la promotion de mon entreprise de biographe. Plus les jours passent et plus j’ai envie de me présenter sous cette appellation parce que, pour le moment, à l’exception de quelques sessions de formation à la méthodologie des récits de vie, je n’ai eu que des commandes de biographies et c’est ce que je souhaite faire exclusivement. Être confinée me donne à réfléchir.

Je reçois en fin de matinée un texto d’une autre cliente, Myriam (je m’aperçois que je ne les avais pas encore nommés, mais j’en ressens désormais le besoin) : elle n’a pas d’ordinateur, encore moins une imprimante, seulement un téléphone portable, et elle ne peut pas éditer les vingt pages de son manuscrit, que je lui avais envoyées le 19 mars. Je consulte à nouveau plusieurs sites de photocopies, mais les huit euros et quelques centimes que faire envoyer son récit chez elle lui couterait sont une trop lourde charge. En situation de handicap, elle ne peut me verser que 50 € par mois. Je lui fais moitié prix : 500 € de forfait quel que soit le volume de sa biographie. Embarrassée, je finis par faire moi-même les impressions (deux pages par feuille, il lui faudra chausser ses lunettes, mais ça réduit les frais) et par les mettre sous enveloppe. Pour éviter la fréquentation du bureau de poste, j’imprime moi-même les timbres.

Après le déjeuner, je pars à pied faire les courses : d’une pierre deux coups toujours, le ravitaillement et l’exercice physique. Tout le monde s’est donné le mot, semble-t-il : à 13 h 45, horaire très calme la dernière fois, beaucoup de clients poussent leur caddie dans les rayons.

À côté des produits alimentaires, j’achète deux petits jeux qui tiendront dans une enveloppe pour le plus grand de mes petits-fils. En rentrant, j’en glisse un dans une enveloppe : je le posterai demain matin. J’ai encore devant moi des charades, des rébus, des sudokus niveau 6-8 ans et des mots fléchés pour les CP. C’est ma modeste contribution à son travail scolaire. Hier après-midi, ma fille m’a envoyé deux photos : une page d’écriture plutôt « à la va comme je te pousse » et une autre parfaite. Il s’est fait réprimander par maman et la « remontée de bretelles » a été efficace.

Maintenant, je vais m’intéresser au second, 2 ans et demi. Je consulte plusieurs sites dédiés aux contes pour les tout-petits. J’en déniche un avec des histoires très courtes, à peine plus de deux minutes. Je m’enregistre, racontant le premier jour d’école d’un petit garçon qui lui ressemble (il rentrera en maternelle en septembre) et j’envoie le fichier audio par courriel. Vers 20 h 30, je recevrai un coup de téléphone de ma fille et de mes petits-enfants. Le plus jeune était très concentré à l’écoute de mon petit conte et l’a très bien compris : après-coup, il a demandé des câlins à sa maman : le récit parlait de la séparation difficile de l’enfant et de sa mère le jour de la rentrée…

Juste après l’enregistrement, une amie me téléphone : elle a reçu l’appel à contribution de la Coopérative Dire Le Travail que je lui avais envoyé. Assistante sociale hospitalière, elle a été placée en veille sociale par sa direction. Étant la plus ancienne du service, la mission qui lui a été confiée est légère. Elle peut toutefois recevoir des courriels de la part de ses patients et contacter des partenaires si besoin. Elle aura une semaine d’astreinte à partir du 20 avril : là encore, comme elle a la soixantaine, on lui a assigné la période la plus lointaine, en espérant que le pic de la maladie sera derrière elle. C’est avec surprise qu’elle a reçu, comme les 500 salariés de son hôpital, un message de sa DRH lui conseillant de suivre une sorte de cours gratuit sur Internet qui finit par une séance de méditation. Sans doute pour apaiser les tensions et l’anxiété des personnels soignants et non-soignants de l’établissement.

Formée aux récits de vie, elle a proposé à son réseau d’animer chaque vendredi soir un atelier d’écriture par l’intermédiaire de Whatsapp. Bien que l’outil ne permette pas à plus de quatre personnes de communiquer ensemble, quelqu’un lui a fait découvrir une fonctionnalité qui lui permet d’être entendue de tous, et ils sont nombreux : pas moins de vingt personnes ! Elle a l’intention d’écrire sur cette expérience pour Dire Le Travail, mais elle a besoin d’en savoir plus. Nous échangeons à ce propos, mais aussi à propos du colloque de Pau, dont je suis membre du Comité scientifique : elle compte également proposer une communication.

Comme pour rester dans le travail social, je réceptionne un mail d’une des assistantes sociales qui a animé le groupe ayant donné lieu au projet de publication d’un livre sur la souffrance au travail. Toute récente retraitée (le groupe a été sa dernière intervention collective) elle est disponible pour nous retrouver en compagnie de sa collègue le 29 mai. Elle me dit qu’elle fait la nounou. Peut-être les parents de ses petits-enfants travaillent-ils encore ? Je l’envie un peu…

L’après-midi s’étire. Je n’ai plus vraiment de matière. Il fait toujours très beau dehors, mais le vent a tourné au nord-ouest et il est puissant. Je tourne la tête vers le toit d’à côté : les couvreurs sont descendus. Ils ne sont arrivés qu’à 9 h ce matin et à 16 h 30, ils semblent « plier les gaules ». Peut-être ont-ils le droit, en cette période de confinement, de réduire leurs horaires ? Peut-être font-ils la journée continue ?

Dans la journée, je reçois un message de Patrice, de la Coopérative : je me serais trompée dans la numérotation des épisodes de mon feuilleton. J’ai sauté le 8 en effet. Tant mieux ! J’ai gagné un jour de confinement en moins…

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

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