Journal d’une bedworkeuse

Journal d’une bedworkeuse – épisode 10

Dimanche 22 mars

Lorsque je commence l’écriture d’une biographie, je me plais à dire que je connais toujours une période de flottement. Le narrateur se jette à l’eau et m’emmène avec lui dans son plongeon. Je sais qu’il y a une longue traversée à effectuer avant d’arriver sur la rive d’une ile déserte où tout sera à construire. Une fois sur le rivage, nous serons deux pour travailler. Mon client m’apportera les matériaux qu’il aura retrouvés ici ou là, dans le désordre parfois. Avec les miettes de ses souvenirs, parfois les débris laissés par les épreuves de la vie, mais aussi les trésors oubliés que l’aventure met au jour, j’érigerai le refuge où il pourra se sentir au chaud, rassuré, ramassé, contenu…

Mais avant cela, il y a ce fameux flottement. Entre quelques brasses, se mettre sur le dos, faire la planche, regarder le ciel au-dessus de moi, non parce qu’il peut m’éclairer (je ne crois pas à une quelconque aide divine), mais au contraire parce que, vide de toute pensée, de toute action, il laisse mon cerveau ouvert. Si le flottement se prolonge, il devient inconfortable certes. Mes tentatives de rester calme sont parfois freinées par le clapotis. Et puis, là où la mémoire était chaude des mots entendus, l’immobilité la refroidit. Mais je dois prendre le temps de trouver le bon angle, le style approprié, le registre de langue, le champ lexical comme le naufragé doit prendre le temps de se reposer pour espérer atteindre la terre ferme.

Ce matin, après avoir attendu que la nuit porte conseil, j’ai une piste, peut-être deux. Je vais me mettre à accélérer le mouvement et je verrai si mes efforts payent, si je m’approche du rivage ou si un courant contraire m’en éloigne. Quelquefois, il faut deux séances voire plus pour adopter le bon style, pour pratiquer la bonne nage. Fi du flottement dans ce cas, car il faut avancer. Le confinement présente toutefois un bénéfice secondaire : le flottement peut durer un peu plus longtemps puisque de nombreuses tâches, qu’elles soient professionnelles ou personnelles, sont annulées ou reportées. À condition qu’il ne devienne pas anxiogène…

Un clic : j’envoie la première partie du manuscrit à ma nouvelle cliente. C’est toujours un moment difficile pour moi. J’ai peur que les initiatives que j’ai prises ne conviennent pas aux « auteurs ». Elle me répond quelques heures plus tard, me demande le fichier en format Word parce qu’elle a quelques corrections à apporter au texte. Elle salue mon travail.

Je suis recontactée dans l’après-midi par une jeune femme qui a besoin que j’écrive un courrier pour appuyer une démarche administrative. Elle s’inquiète de nos modalités de fonctionnement parce qu’elle vit à cent kilomètres de moi : en cette période de confinement, je pourrais aussi bien travailler pour une personne vivant à Menton…

Je reprends ensuite l’écriture de mon journal de bord. J’étais enthousiaste au début. Je ne dirais pas que j’y vais à reculons maintenant, mais j’y écris avec moins de motivation. Tiendrai-je ainsi jusqu’à la fin du confinement ? Surtout s’il se prolonge ? Aurai-je des informations intéressantes à transmettre ? Serai-je davantage occupée à lire les textes des autres qui ne manqueront pas d’arriver bientôt ? Aurai-je du travail pour dire ce travail ?

Je contacte ma fille pour lui proposer de contribuer au travail scolaire de mon petit-fils, actuellement en CP. Je lui apprends que je suis sortie un peu plus tôt pour mettre dans la boite aux lettres une petite carte demandant à son fils de m’en écrire une à son tour. J’ai trouvé aussi des charades et des rébus, que je lui enverrai mardi. À moins que je ne lui envoie le « petit bac » que je lui ai concocté. Quant à son petit frère, j’envisage de m’enregistrer en chantant des comptines ou en racontant des contes, que j’enverrai par mail à sa maman. Peut-être que lui pourra me faire une petite peinture…

Autre conséquence du confinement : mon compagnon a perdu sa repasseuse. Depuis qu’il vivait seul, il avait pour habitude de confier ses vêtements à la femme de ménage de ses voisins. Mon arrivée dans la maison n’avait rien changé à ses habitudes : il ne voulait pas que je sois à son service et je n’avais pas insisté… Or, le panier devient énorme : dix jours qu’il a récupéré la dernière « livraison » de linge repassé. Je vais m’y mettre demain.

Corinne Le Bars, écrivain public et biographe

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