Collecte – été 2016

Faire le pied de grue, mais sans avoir la tête dans le sable

Ce samedi, nous faisons étape chez un éleveur d’autruches qui met des espaces de stationnement à disposition des camping-cars.

parc-animalier-ferme-d-autruches-de-la-saudraye-guidelCette entreprise un tantinet insolite nous parait de nature à offrir un angle décalé et peut-être une ouverture vers des activités liées à la fois au tourisme et à l’économie locale. Nous allons saluer les propriétaires. C’est la fin de la journée, il y a des clients dans la boutique, et il va y avoir les marchés du lendemain à préparer. Le fils pourrait peut-être nous parler, mais il est en plein travail. Et puis, c’est quoi cette histoire de « dire le travail » ? C’est pour qui ? C’est pour quoi ? Il n’y a qu’à envoyer un mail et on verra. D’accord, nous n’insistons pas. Nous profitons de ce temps libre pour aller boire un verre à Guidel-plage en attendant de rejoindre des amis pour une soirée crêperie. Ça fait du bien de voir la mer, de causer simplement. C’est là qu’on se rend compte que cette quête de récits est épuisante : il y a les attentes, le piétinement sur le trottoir au milieu des bruits de la circulation, la tension à épier les bons interlocuteurs pour les aborder au passage et amorcer la discussion sur de bonnes bases. Puis il y a la concentration pour écouter le récit qu’ils nous offrent, entrer dans leur histoire, trouver les bonnes questions pour relancer, rassurer par un sourire, par un signe de connivence, pousser le propos un peu plus loin. Puis repartir vers un autre lieu dont on ne sait rien. Et recommencer.

Aujourd’hui, c’était le marché de Guidel. Nous nous installons à côté du marchand de matelas qui nous fusille du regard. D’accord, nous allons plutôt nous mettre en face, juste dans l’angle du carrefour, à côté de la sortie de la supérette. On met la table dans le caniveau pour ne pas encombrer le trottoir, un peu étroit. Les gens passent. Ils sont plutôt bon enfant : il y a du soleil, la camionnette publicitaire du cirque Zavatta passe et repasse, les hautparleurs poussés à pleine puissance. On entend un son de biniou couvert par le vrombissement d’une horde de motards.

La récolte a été bonne. Bien sûr, parfois « Je n’ai pas le temps », « Surtout pas ! Je suis en vacances… », ou encore simplement « Non merci », peut-être par méfiance vis-à-vis de ce mot « travail » qui entraine vite dans des débats délicats. Ce matin, six personnes ont pris le temps de s’arrêter entre dix et vingt minutes pour nous parler. Il y a eu l’ouvrière en agroalimentaire qui confectionne des pains aux raisins à la chaine, le chaudronnier fatigué, venu du Nord, une prof de Français passionnée, une assistante sociale consciente de l’importance de son travail souvent incompris, une employée chargée de suivre les conjoints de militaires en recherche d’emploi, un jeune entrepreneur, constructeur de piscine, enthousiaste. Tous sont repartis avec le sourire.

Notre dictaphone a fait le plein. Comme notre tête, pas du tout dans le sable comme les autruches que nous n’aurons pas vues, pleine des paroles entendues qu’il s’agit maintenant de transmettre.

Pierre Madiot, Patrice Bride