Urgences

Face aux vagues des urgences

L’entretien dont est issu ce récit s’est déroulé en début d’année, avant la vague épidémique du Covid-19. Une description saisissante de ce qu’était un service hospitalier d’urgences en temps ordinaire, au moment où se discute une nouvelle réforme de l’hôpital.

Les scopes sonnent en permanence aux urgences. Je distingue parmi ces bips les signaux d’alarme qui exigent une réaction immédiate de ceux qui sont sans gravité ou provoqués par un mauvais réglage de la machine. Ça sonne alors dans le vide. Moi, j’y reste indifférent. Mais cette ambiance sonore désagréable est pesante pour les patients. Et tout de même, lorsque je rentre chez moi après ma garde, j’ai encore ce bip ans les oreilles.

Une nuit aux urgences commence à 21 h par le quart d’heure consacré aux transmissions. L’équipe de jour communique à celle qui prend le relai ce qu’il y a à savoir sur chaque patient dans le service, les soins réalisés, ce qu’il nous reste à faire. Je sais que je pourrais, en cas de besoin, retrouver toutes ces informations sur le logiciel, mais la transmission en direct me permet d’en retenir beaucoup plus. À l’accueil des urgences, je peux m’occuper de trente patients en même temps. J’aime exercer cette responsabilité. J’évalue la gravité du problème et je décide d’un ordre de passage, donc d’un temps d’attente possible. J’ai appris à repérer le degré de détresse, à comprendre quand l’état de la personne va se dégrader rapidement. Je vais adresser chaque patient dans le service qui correspond à sa pathologie : urgences vitales, médecine traditionnelle, traumatologie, service d’hospitalisations, service psychiatrie ou poste médical avancé. Nous avons le devoir d’accueillir tous les patients. Néanmoins, lorsque j’explique à un patient qu’il va probablement attendre cinq heures avant de voir un médecin, il peut préférer rentrer chez lui et voir son généraliste plus tard.

Lorsque j’ai postulé pour entrer aux urgences générales adultes, le seul poste disponible était de nuit. J’ai vite apprécié mon équipe, et je préfère l’ambiance nocturne. Le jour, l’hôpital est une fourmilière, remplie de plus de patients, plus de famille, plus d’infirmiers, plus d’aide-soignants, plus de médecins, plus d’internes, plus d’externes sans oublier la présence des cadres de santé. La nuit, au CHU de Poitiers, deux équipes de paramédicaux alternent. Nous connaissons donc bien les habitudes de travail des uns et des autres et nous sommes plus efficaces. Les médecins, eux, changent à chaque garde, nous les connaissons tous assez vite néanmoins. Nous nous tutoyons, nous prenons nos cafés ensemble dans la même salle de repos, nous nous retrouvons en dehors de l’hôpital pour boire un verre ou faire une soirée ensemble. Bien connaitre les gens aide à faire du bon travail. En fait, nous sommes assez fêtards dans le service. Je suis impressionné par le contraste entre le sérieux avec lequel les médecins assument leurs responsabilités quotidiennes et le lâcher-prise dont ils font preuve ensuite. Selon moi, c’est corrélé : c’est une nécessité pour décompresser suffisamment. Beaucoup fument aux urgences. Fumer autorise à prendre une pause et la pause est indispensable pour durer. De fait j’ai augmenté ma consommation de cigarettes en travaillant dans ce service.

Au moment où un nouveau patient entre dans le service, il entend les gémissements provoqués par les douleurs, les cris. Il y a ceux qui ne veulent pas être là, d’autres qui râlent contre le personnel d’accueil parce que l’attente est trop longue, d’autres encore parce qu’ils sont attachés. Le nouveau venu peut s’inquiéter pour sa prise en charge : « Les gens ont mal, ils ne sont pas contents d’être ici, comment vais-je être traité ? » S’il est mis sur un brancard à 30 cm d’un autre patient partiellement dénudé, la promiscuité peut l’oppresser. Les portes des chambres ont de gros trous pour que nous puissions voir à l’intérieur. Parfois, simplement par inattention, nous ne fermons pas la porte. Or, les patients ne perçoivent pas comme nous leur propre nudité ou celle d’un autre patient. Nous voyons des gens, en détresse, dans leur intimité. Le patient peut être gêné par les odeurs d’urine, de selles ou de vomi. Nous, nous sommes habitués. Pour un jeune infirmier, supporter les odeurs corporelles va avec le diplôme. Il le vit comme une initiation : je suis infirmier, je sais résister aux agressions olfactives. Mais pour un patient c’est une violence supplémentaire qui s’ajoute à sa pathologie.

En travaillant aux urgences, j’ai appris à repérer très vite ce qui ne va pas. Au début, je ne connaissais pas les différentes procédures, j’attendais les consignes du médecin. Au fur et à mesure des mois et des patients, j’ai appris à reconnaitre les signes et à effectuer les bons gestes sans attendre l’établissement du diagnostic. Je gagne un temps précieux pour mes patients. Avec l’expertise, je parviens à accomplir les actes paramédicaux et en même temps créer un lien avec mon patient. J’ai aussi développé une bonne organisation. Je sais prioriser mes actions. Quand j’installe un patient qui va mal, j’ai besoin que mon matériel et mes médicaments soient prêts pour pouvoir très vite réagir. Nous, les infirmiers d’urgence, sommes doués pour poser une perfusion. Nous l’avons tous appris à l’école. Mais aux urgences, certaines personnes, en situation de détresse, sont particulièrement difficiles à perfuser. On se sent utile quand on y parvient. La pose de perfusion est notre geste de base. Ensuite on pourra agir vite, injecter des médicaments : ce peut être vital. Je vais voir mon patient, installé dans une chambre, après la visite du médecin pour faire les soins : une prise de sang, une perfusion, un pansement. Je le revois lorsque j’ai les résultats des examens avec les médicaments adaptés à sa pathologie. Lorsque le patient est orienté vers le service adapté ou peut sortir, j’ai fini mon travail auprès de lui. Par exemple, l’infirmier d’accueil fait entrer un patient avec de violentes douleurs au ventre. Je l’installe, le médecin l’examine, suspecte une appendicite, prescrit les examens pour confirmer le diagnostic. Je m’occupe de la prise de sang, éventuellement je l’accompagne passer un scanner et je le surveille pendant l’examen. Le diagnostic est confirmé par ces examens. Je m’occupe des antibiotiques, puis j’oriente mon patient vers la chirurgie viscérale. Par contre, lorsque mon patient demande plus que ce qui était prévu, que je dois retourner le voir, ma routine de travail, qui consiste à aller de chambre en chambre, est bouleversée. Lorsque le fil se brise, cela se complique.

J’assure aussi une présence auprès de la famille du patient qui a une pathologie grave, en relais du médecin qui a expliqué le diagnostic. Quand la famille rejoint le patient dans sa chambre, j’ai mon rôle à jouer, avec bienveillance, pour expliquer les soins en cours. Souvent les patients sont intubés avec un respirateur, des tuyaux. La famille est choquée, parce que c’est très inhabituel et ils ne comprennent pas forcément ce qui se passe ni ce qui va se passer ensuite. Le médecin a pu employer des termes spécifiques difficiles à assimiler dans la situation compliquée qui est la leur. Je fais en sorte que ce soit plus simple pour eux. Souvent, les proches me renvoient à l’humanité de mon patient. Moi, je suis dans une activité très cadrée, avec des protocoles de prise en charge. Je peux par moment oublier la personne qui est derrière un patient. Ils me remettent les pieds sur terre. Il n’est pas question de se construire une carapace, comme on peut l’entendre dans les films, mais simplement de faire le travail : ce qui nous protège, c’est que nous maitrisons bien les gestes, que nous savons exactement lequel accomplir, à quel moment. Néanmoins, je ne dois pas oublier de lever un peu la tête de temps en temps pour réfléchir à ce que je fais. Je dois aussi veiller à ne pas être excessif dans la prise en charge. Par exemple, vouloir réanimer une personne âgée qui a de nombreuses pathologies et qui est en souffrance. Est-ce que c’est encore raisonnable ?

Travailler aux services des urgences vitales est très impressionnant. Je m’y sens utile, car je vois directement l’impact de mes actes et l’efficacité de mon travail. Nous sommes beaucoup de soignants pour réagir très rapidement et nous prenons en charge les patients polytraumatisés, souvent après un accident de la route, des patients qui ont des détresses neurologiques, un AVC grave par exemple, des patients avec des détresses cardiologiques, de grandes pathologies respiratoires. Nos patients sont lourdement techniqués. Je peux m’identifier facilement à eux, s’ils ont mon âge ou une situation familiale un peu proche de la mienne, mais je m’aperçois que les soigner est devenu mon quotidien : je ne me souviens pas des personnes que je ne croise que pendant un bref moment. Je regrette de ne pas retrouver leurs noms, leur visage.

Je ne sais plus vraiment comment je me représentais ce métier avant de l’exercer. En tout cas, il est plus compliqué que ce que je pensais. Je cherchais des études courtes et professionnalisantes, j’aimais la biologie ; être au service du public, me rendre utile, correspondaient à mes valeurs. J’ai choisi de suivre les trois ans de formation à l’école d’infirmier. En arrivant sur le terrain, j’ai réalisé que j’avais encore beaucoup à apprendre. On nous lance dans un service juste diplômé, très ignorants, j’ai eu de la chance de ne pas faire de grosses erreurs. Je crois que j’étais, comme tous les infirmiers débutants, un peu dangereux au début.

Certaines nuits sont calmes, mais entre 21 h et 2 h, c’est quand même presque toujours compliqué et intense. En fait, nous accumulons le travail, car les patients arrivent plus vite que nous ne pouvons les traiter. Puis, après 2 h, nous parvenons petit à petit à désengorger le service. Lorsque c’est plus tranquille, nous nous accordons une pause prolongée entre 3 h et 5 h. Évidemment, cela dépend du travail que nous avons. L’année de mon arrivée a été particulièrement difficile à cause de plusieurs épidémies, grippes, gastro, problèmes respiratoires, et d’un manque de place à l’hôpital. Nous ne pouvions plus nous reposer, l’épuisement et les tensions étaient palpables. Des collègues pleuraient. Depuis, le CHU a augmenté le nombre de places et le personnel. L’activité a aussi considérablement augmenté en quelques années, passant d’une centaine de passages à cent-cinquante par vingt-quatre heures.

Aux urgences, bien travailler, c’est travailler vite. Pourtant, je dois aussi résister à cette pression qui vient autant de moi que de l’organisation du travail. Savoir renoncer à l’efficacité immédiate et aller voir la famille du malade ? Prendre le temps de discuter avec une personne au moment où elle en a besoin, même si je sais que cinq patients m’attendent encore ? Cela relève souvent du dilemme. Mon souci, c’est d’être à jour dans mes soins, ne pas prendre de retard en matière de prise en charge. L’activité des urgences fonctionne par vagues et parfois les vagues sont vraiment hautes. Nous devons nous débrouiller et il faut serrer les dents : accepter que l’attente soit longue et que les gens soient mécontents, supporter que certains nous crient dessus. Je les comprends. Par moment, ce que nous pouvons faire n’est pas suffisant par rapport aux exigences légitimes de la société dans laquelle nous vivons. Parfois, nous ne sommes plus en mesure de répondre aux besoins humains. Cela, je dois parvenir à le mettre à distance. Me dire que je ne suis qu’un maillon de l’organisation, que je ne vais pas réussir à faire changer les choses tout seul et que moi aussi, j’ai besoin de moments de pause pour ne pas être cassé par le travail. C’est douloureux parce que je suis bien conscient de ma responsabilité, même si je perçois bien que c’est l’organisation du travail qui est en cause. Si je prends un quart d’heure de pause parce que j’ai besoin de retrouver de l’énergie, mon patient va attendre un quart d’heure de plus. Il y a toujours des gens en détresse. Je sais que quand je ne donne pas le maximum, des personnes en pâtissent. Mais pour perdurer dans le service, pour être bien au travail, je dois réussir à prendre des temps de pause. Ce n’est pas facile. Nous expliquons nos difficultés lors de réunions régulières avec les cadres infirmiers et avec notre chef de service. Eux répondent, à notre impression d’avoir eu beaucoup de travail, avec des chiffres de passage. Lorsque ces chiffres augmentent, nous pouvons demander du personnel, mais les délais sont longs. Le temps qu’une nouvelle personne arrive, nous en sommes déjà à réclamer un nouveau poste. Nous sommes souvent en déficit de personnel par rapport à l’activité. Le fait est que trouver le point d’équilibre dans un service qui fonctionne par vagues est compliqué. Parfois, nous avons trop de travail, parfois nous sommes payés pour ne pas avoir de travail. L’idéal, à mon avis, serait d’avoir une équipe capable de venir vite quand il y a de l’activité, mais ce n’est pas la politique de notre CHU.

Les patients dont je me souviens, ceux qui me construisent, sont ceux avec qui j’ai le temps de discuter : des femmes et des hommes, souvent âgés, qui me parlent de leurs souffrances et de leurs combats, qui forcent mon respect. Ils me font des confidences, me livrent des éléments de leur intimité. Je réalise que ce métier m’a donné la possibilité d’accéder à ces histoires de vie. Si je n’avais pas été cet infirmier aux urgences, je n’aurais jamais eu cette chance. Je garde aussi en mémoire ces patients sans abris qui viennent toutes les nuits. Ils sont souvent alcoolisés, ils sont très seuls et vivent dans une grande précarité. Je me suis parfois demandé s’ils buvaient pour avoir une raison de venir aux urgences. Nous créons une relation avec ces hommes qui n’ont rien et qui nous donnent un peu d’humanité. Je vois bien que les urgences suppléent à un manque de notre société. Nous ne leur donnons accès qu’à une chambre, mais nous sommes là. C’est bien, aussi, d’être là.

Marc Migaud, infirmier urgentiste
Propos recueillis et mis en récit par Nathalie Bineau