Des récits du travail

En gilet jaune, mais pas toujours bien vu

Jean passe ses journées, parfois ses nuits, sur la route. Il ne va pas vraiment quelque part, il ne voyage pas pour voir du pays : il s’occupe de l’entretien du réseau routier. Quand il travaille, ça dérange parfois : il faut ralentir à cause des travaux ; quand il ne travaille pas, ça dérange : il manque un panneau, la chaussée se dégrade, est encombrée. Drôle de travail.

La première chose que je fais quand j’arrive au travail, c’est de me changer. J’ai une tenue obligatoire, ce qu’on appelle les EPI (équipements de protection individuelle) : chaussure, pantalon, veste, blouson selon la saison. En été, par-dessus, on met la chasuble (ou baudrier). Notre employeur affirme qu’on est plus visible en jaune qu’en orange. Les gens nous disent pourtant le contraire. Et c’est plus embêtant à cause des insectes : ils sont manifestement plus attirés par le jaune !

Ensuite, je vais boire un café avec les collègues et les responsables. On parle du travail à faire, c’est aussi un moment convivial. Puis je vais chercher le véhicule adéquat, je prends le matériel dont j’ai besoin en fonction du travail que j’ai à faire, et je pars sur le chantier.

IMG_9048-min-min

Le planning est lié à la saison. En hiver je fais de la prévention, du déneigement, de l’entretien des ouvrages d’art : les ponts bien sûr, mais aussi les murs de soutènement de route, les canalisations pour les passages d’eau, beaucoup de constructions que les gens ne voient pas. À partir du moment où il y a de l’eau, il y a de la végétation. Je coupe et j’entretiens tout ce qui pousse à proximité de façon à ce que les racines ne viennent pas endommager l’ouvrage. On coupe de 1,5 m à 3 m tout ce qui est au pied des murs de soutènement pour que les arbres ne les détruisent pas en grandissant. On fait ça l’hiver parce qu’en été il y a beaucoup plus de risques, à cause de la faune, en particulier les vipères qui se mettent au pied des murs, au soleil.

Je fais du patrouillage pour repérer tout dysfonctionnement soit à la quinzaine, soit à la semaine, soit au mois en fonction de la priorité des routes. Plus il y a de circulation, plus les routes sont prioritaires. Je relève des défauts comme une glissière en bois ou en métal abimée parce quelqu’un est rentré dedans. J’assure le suivi de la « circulation verticale », c’est-à-dire les panneaux, qui sont abimés à la suite à un accident ou d’une dégradation. Les usagers jettent beaucoup de déchets sur les routes, qu’il faut ramasser. Des panneaux manquent, parfois ce sont des balises, des J3 (avec le haut rouge) qui signalent un carrefour, des J1 (avec le haut gris fluorescent) qui signalent un virage. Je me dis que ce sont des enfants qui s’amusent en les volant ou en les balançant dans les fossés, je ne vois pas ce que ça peut être d’autres. Les poids lourds, aussi, c’est une catastrophe ! Ce sont eux qui provoquent le plus de dégradations. Un camion qui roule sur une route, c’est autant de dégâts que 20 000 voitures. Du fait de leur poids, ils déforment la chaussée, ils accrochent les panneaux et on est obligé de les changer. Entre 50 et 300 euros pièce, l’addition est vite salée !

Je fais aussi le suivi de la chaussée, comme les nids de poule à reboucher. Je prends de l’enrobé à froid, qu’il faut tasser avec une dameuse (une grosse plaque métallique qui vibre avec un moteur excentrique, assez lourd). Quand elle est en panne, je tasse à la pelle ou avec une dameuse à main, c’est un peu Germinal, un truc un peu lourd avec un manche et on tape. Moi je fais en fonction du trou, pour ne pas m’embêter, pour ne pas avoir à y revenir. Je mets toujours une surépaisseur de trois ou quatre centimètres. Même si, au début, quand on roule dessus, on saute un peu… Au fur et à mesure du passage des voitures il finit de se tasser au niveau de la route. Si je bouchais simplement, il se formerait un creux et rapidement le trou se reformerait.

En hiver je fais aussi le suivi des accotements, les parties en herbe, les saignées. Ça non plus les gens ne le voient pas. Les saignées dans le revêtement permettent l’évacuation de l’eau de pluie pour éviter les flaques sur la route, et donc les risques d’aquaplaning. Je ne creuse pas spécialement, je dérase à la pelle et à la pioche pour enlever la végétation qui a poussé, ou enlever les amas qui se font à cause de la fauche, du gravier amené par la circulation. Au bord des routes, tout ce qui est sur le côté a tendance à monter sur la chaussée. Donc j’enlève tout ça pour que l’eau s’évacue sur les bas côtés. Il y a des canalisations à entretenir pour les traversées d’eau d’un fossé à l’autre, en fonction de la géographie du terrain. On fait même appel, selon les besoins, à des entreprises extérieures qui ont une hydrocureuse. C’est un camion qui coute très cher. Dans ce cas je viens pour la signalisation et la sécurité de l’ouvrier. Ce sont aussi des entreprises extérieures qui font le marquage au sol. Mais ça m’est arrivé de refaire une bande de stop, des points de repère kilométriques.

Du 15 novembre au 15 mars, toutes les nuits, la moitié du personnel est d’astreinte. Il faut déneiger, saler pour le verglas. C’est ce que l’on appelle la viabilité hivernale. Je suis seul dans le chasse-neige. Le Code de la route interdit de téléphoner dans une voiture parce que ça déconcentre le conducteur, mais là, on nous impose de tout faire à la fois : conduire, et en même temps s’occuper du salage ou du déneigement. Pour une petite gelée du matin, je fais un petit pré-salage, et s’il y a vingt centimètres de neige, je mets la dose. Si j’arrive sur une glacière (quand il y a eu une fonte qui a regelé dans la nuit), je mets plus de sel de façon à traiter ce point localisé. Quand je regarde le pupitre pour régler le salage ou que je manipule le joystick pour manœuvrer le rabot (la lame), je ne peux pas voir la route en même temps… Et les routes ne sont pas toutes droites !

Avec le poids du sel et les pneus clous, le camion est très stable et c’est assez rare qu’il dérape. Une fois, j’étais en train de rouler, tout en salant, et je ne me suis pas rendu compte qu’une pluie verglaçante tombait. Je vois une voiture en travers avec, à l’intérieur, une femme et son enfant. Je ne pouvais pas passer. J’ai des consignes : je n’ai pas le droit de tracter ni de pousser un véhicule car je risquerai de le détériorer et les gens pourraient se retourner contre moi. Je fais signe de l’intérieur de la cabine à la femme de partir. Elle était obligée de reculer parce qu’elle avait glissé sur le côté. Mais elle était tétanisée, elle ne bougeait plus. J’ai mis le frein de parc, je suis descendu de mon véhicule, et c’est descendant que j’ai vu que je tenais à peine debout ! Je suis allé vers la femme et son enfant pour lui dire de déplacer son véhicule car je devais continuer sur mon secteur. Mais elle m’a dit : « Non, je ne peux pas, la voiture, elle glisse, elle glisse ! ». Je lui ai dit : « Ça ne sert à rien de casser la voiture pour aller travailler ou emmener le gosse quelque part, ne continuez pas votre route, rentrez chez vous ! Je vais déplacer votre voiture ». Je l’ai fait descendre et j’ai pris le volant. J’ai fait un demi-tour avec la voiture, je suis allé un peu plus loin et je lui ai dit de rentrer doucement chez elle. Elle m’a remercié et elle est rentrée chez elle. Chose que je n’aurai jamais dû faire ! Sur le coup, je n’ai pas réfléchi, je lui ai rendu service. C’est interdit pour une question de responsabilité, mon chef ne l’a pas su. Mais si je n’avais pas fait ça, on était coincé.

IMG_9047-min-min

À partir de début mai, c’est la passe de printemps. On est toujours deux et on pose d’abord la signalisation « chantier mobile, fauchage » sur un kilomètre avant de commencer à travailler, avec un rappel tous les 500 mètres. Je fauche avec une épareuse, un tracteur avec un bras. Elle broie plus qu’elle ne fauche. Ce ne sont pas des lames, c’est un rouleau avec des manilles, des couteaux, des grosses pièces métalliques. C’est du gros matériel et quand je suis dans le tracteur, c’est très pénible à cause du bruit du moteur, le rotor qui a tendance à siffler. Le bruit dépend de la distance à laquelle je suis par rapport au fossé, suivant que le bras est plus ou moins déplié.

Je fais un premier passage à plat au bord de la route, côté intérieur du fossé ; ensuite je monte un peu plus sur le talus pour la visibilité, la sécurité des usagers, à l’approche d’un carrefour, ou dans les virages un peu prononcés. C’est toujours une question de sécurité. On fait du fauchage dit « raisonné ». « Raisonné » parce que ça ne sert à rien de faucher des zones inutiles, c’est gaspiller du gasoil, et perdre du temps où je pourrais faire autre chose, Il y a aussi le souci de préserver autant que possible la faune et la flore. Je tue des petits mulots, des serpents, je ne les vois pas s’ils n’ont pas le temps de s’en aller, même si je n’avance pas très vite. Dans le tracteur, je suis tout seul et mon siège est au milieu. Le collègue est dans le véhicule suiveur, pour des raisons de sécurité. L’usager qui arrive trop vite est censé lever le pied car il a vu le véhicule en protection avec gyrophare, triflash (le panneau représentant un travailleur, avec trois lampes). Mais c’est déjà arrivé qu’un conducteur rentre dans le tracteur après avoir doublé le véhicule au détour d’un virage !

La difficulté, en fin de compte, c’est qu’on n’est pas respectés par les usagers. Je me souviens d’une intervention sur un accident qui m’avait beaucoup marquée. On avait mis ce qu’on appelle le PMV (véhicule avec un panneau à message variable) « Attention accident ». Les pompiers étaient en train d’intervenir pour désincarcérer les personnes de la voiture. Au fur et à mesure que les gens arrivaient, la circulation était coupée, j’étais obligé de reculer notre véhicule. Si on reste à un endroit précis les gens s’accumulent derrière et le véhicule ne sert plus à rien. J’ai donc reculé le PMV jusqu’au moment où on a pu faire une déviation. Et là, je suis sorti du véhicule pour diriger les gens vers cette déviation, leur dire qu’il y avait un accident. Malgré le gyrophare, le message accident, le triflash qui servent normalement à faire ralentir, certains chauffeurs passaient à toute vitesse sur la voie d’à côté, en profitant du fait qu’à cet endroit la chaussée est très large. Et finalement, ils allaient se mettre dans le bouchon plus loin ! Ce qui m’a le plus choqué, c’est une femme d’un certain âge qui s’est arrêtée à mon niveau et m’a demandé ce qui se passe. « Vous voyez bien sur le message, il y a un accident, les pompiers sont en train de désincarcérer les personnes. » Et elle m’a dit « Je vais être en retard chez le coiffeur ! ». Ça m’a paru totalement inapproprié ! Le seul souci qu’elle avait c’est être en retard chez le coiffeur !

Il arrive que je sois insulté par des gens, alors que je travaille. Je ne suis pas là pour créer des bouchons mais pour que la route qu’ils pratiquent tous les jours soit en état de façon à ce qu’ils puissent rouler et qu’ils ne soient pas obligés d’acheter un 4×4, des ânes ou des chevaux ! On entend souvent dire du mal des fonctionnaires mais si je suis là, c’est pour la sécurité de tout le monde.

Jean
Propos mis en récit par Martine Silberstein