Des récits du travail

Devenir enseignante spécialisée

Il est bien normal de devoir se former lorsque l’on veut changer de poste, puis de prouver à des responsables que l’on est bien capable d’assumer ces nouvelles fonctions. Mais faut-il pour autant que cela se transforme en chemin de croix ?

En 2014, j’ai voulu évoluer dans mon métier de professeure des écoles en passant un examen pour devenir enseignante spécialisée. Grâce à cette certification, je peux intégrer un réseau d’aide pour prévenir l’échec scolaire des élèves1. La formation préparatoire se déroulait en alternance, avec des cycles de cinq semaines en stage et cinq semaines en présence devant des élèves en grande difficulté. J’ai travaillé toute l’année avec acharnement, pour préparer un mémoire professionnel ainsi que la visite d’un jury dans ma classe en juin.

Une première étape

La rédaction du mémoire a posé bien des problèmes à mes collègues en formation, malgré l’accompagnement mis en place. Beaucoup n’avaient jamais produit un écrit professionnel de ce genre et ne savaient pas comment s’y prendre. Personnellement, j’ai accepté les règles du jeu, en me conformant à ce qui était attendu par l’institution. À la lecture de mes trente-deux pages, mon directeur de mémoire a eu ces mots encourageants : « J’ai lu tout ton mémoire et franchement, je n’ai rien à te dire. Je n’ai aucune critique fondamentale, pointue qui modifierait en profondeur ce que tu as écrit. Tu maitrises. Mes quelques remarques complètement insignifiantes, je pèse mes mots, ne seraient que chicane et insignifiance au regard de ta réflexion de haut vol. Je m’arrête là. Non pas qu’il y ait encore à dire. C’est que je sais m’effacer devant un travail qui répond et plus encore aux attentes. » Il m’a aussi demandé l’autorisation de présenter cet écrit aux promotions futures comme un modèle des attendus de l’examen. Rassurée, j’ai adressé mon mémoire à la division des examens début mai pour une soutenance… le 11 décembre !

D’une école à l’autre

En effet, en mai, l’administration nous a informés que la visite du jury est reportée à l’automne. N’étant pas titulaire du poste, je change de réseau d’aide à la rentrée. Il me restera peu de temps avant l’examen pour cerner les difficultés pédagogiques des élèves et répondre à leurs besoins. Je fais de mon mieux et dans de bonnes conditions dans la mesure où l’enseignante spécialisée que je remplace était très organisée. Grâce à ses dossiers que j‘ai étudiés durant l’été, j’ai une idée assez précise des élèves dont je dois m’occuper dès septembre. Mais voilà, deux semaines après la rentrée des classes, l’inspecteur de la circonscription2 effectue une refonte du réseau d’aide et me change à nouveau de secteur, sans me demander mon avis bien évidemment. Normal, je suis la dernière arrivée… le pion sur l’échiquier. J’ai dorénavant quatre écoles, quarante-quatre classes, sur des lieux différents bien sûr, dans un secteur n’ayant jamais eu de réseau d’aide donc pas d’existant sur lequel s’appuyer. Tout est à construire. L’inspecteur m’a même dit : « Je vous demande juste de faire acte de présence, c’est pour envoyer un message fort aux directeurs… toutes les écoles avec des enseignants spécialisés. »

C’est dur. Ma salle, à l’abandon, se trouve dans un bâtiment annexe d’un groupe scolaire. En fait, c’est un logement de fonction pour enseignant. Je n’ai pas de matériel pédagogique, même pas un stylo, pas de chaise ni de chauffage. Les murs sont couverts de moisissures, l’odeur est pestilentielle. Je ne sais pas ce que je vais faire avec les élèves. J’ai le sentiment d’être complètement isolée. Je suis seule face à des tâches très diverses : la préparation de l’examen, les réponses aux demandes des enseignants, les besoins des élèves en grande difficulté, la préparation des séances, les locaux à aménager. Je suis jetée dans le grand bain, à moi de me débrouiller.

Au travail !

Je suis allée observer les élèves dans les classes. Puis, en concertation avec les enseignants, la psychologue scolaire et la rééducatrice, j’ai constitué des groupes d’élèves en fonction de leurs besoins pédagogiques : des enfants qui ne savent pas encore lire, d’autres qui ne comprennent pas, qui ont des difficultés pour mémoriser, qui ont des problèmes de langage. Des profils divers et variés à qui il faut proposer des aides adaptées deux fois quarante-cinq minutes par semaine, soit 5 % de leur temps scolaire : une cuillère pour vider l’océan de leurs difficultés.

Au moins, il fait à présent chaud dans ma salle. Mi-novembre, un technicien est enfin venu réparer la chaudière ; en octobre, les enfants écrivaient avec leur blouson, ça me faisait mal au cœur… L’inspecteur, bien qu’averti de la situation, n’est jamais intervenu. J’ai recouvert les murs (moisis) d’affichages, mis ça-et-là quelques fleurs en tissu pour égayer. L’ambiance est agréable. Les élèves sont heureux de venir dans ma salle.

Au début, certains enseignants étaient réfractaires à un travail commun avec moi : ils étaient habitués à travailler seuls dans leur classe, à élaborer leurs pratiques pédagogiques sans échanger avec d’autres collègues. Une enseignante désabusée s’est justifiée en me disant : « Tu sais, ce n’est pas contre toi. C’est juste qu’avec le temps, on y croit plus ». Mais l’idée a fait son chemin. J’ai réussi à les convaincre de l’intérêt d’un travail individualisé dans un petit groupe de cinq élèves, même si c’est par tranche de quarante-cinq minutes. Nous avons mis en place des groupes d’atelier lecture et de production d’écrit. Le suivi est régulier, productif, intéressant, enseigner prend tout son sens. Aucun problème de comportement, juste des enfants charmants, attentifs, avides d’apprendre, de remédier à leurs difficultés. Il faut dire que mon secteur est très calme. Les enseignants sont finalement contents de mes services.

Le grand jour

La venue du jury est fixée au 11 décembre. Tout est prêt pour le grand jour : je leur ai préparé des dossiers, des projets qui représentent plus d’une centaine de pages de données bien étayées. C’est parti pour quatre heures. Je sais que l’exercice est éprouvant. Je dois mener deux séances de quarante-cinq minutes devant les élèves, puis effectuer une analyse du déroulement de ces deux séances. Ensuite viendront les questions de chacun des membres du jury durant une heure. Et enfin la soutenance du mémoire professionnel.

La commission était composée de quatre personnes : la présidente du jury, inspectrice spécialisée, une conseillère pédagogique, une enseignante spécialisée, mon inspecteur. À noter : aucun formateur du stage de préparation ni le directeur de mémoire ne font partie du jury.

Les deux séances se sont bien déroulées. Les enfants ont été adorables. Ils n’ont pourtant pas l’habitude d’expliciter leur démarche intellectuelle, de réfléchir sur les procédures qui ont permis de trouver les réponses. Ils ne sont pas à l’aise à l’oral : en classe entière, il ne faut pas bavarder, il faut lever le doigt pour répondre à une question. Or, dans le petit groupe avec l’enseignante spécialisée, on attend des élèves qu’ils aient des « échanges sociocognitifs » entre eux, l’enseignant intervient surtout en posant des questions élucidantes, mener des « entretiens d’explicitation afin d’accompagner l’apprenant vers la métacognition explicite. » Le jour de mon examen, mes petits élèves ont voulu être exemplaires : ils étaient tous très sages, évitant de s’exprimer entre eux. Ils ont été très fiers de leur conduite dans ma salle, ils ont voulu montrer ce qu’ils savent faire le mieux : être obéissant, appliquer les règles de vie. Par contre, le jury, lui, était très déçu de constater que les enfants levaient le doigt pour prendre la parole, ne discutaient surtout pas entre eux.

Un entretien à la paille de fer

Puis est venu le temps de l’entretien. Dès le départ, le ton fut donné par l’inspecteur : « il fait chaud ici. De quoi vous plaigniez-vous ? L’escalier pour venir est glauque, c’est vrai mais je vous trouve plutôt bien installée. En plus, la vue est magnifique. » Il est certain que lorsqu’on arrive après la bataille… J’ai essayé de leur présenter tous mes documents, un peu comme un serveur présenterait la carte du restaurant. Il faut dire que j’avais mis les petits plats dans les grands… « Bon, on verra ça tout à l’heure. » On n’en reparlera plus.

Mon mémoire a été jugé trop universitaire, trop difficile à comprendre, trop pléthorique… J’ai eu l’impression qu’ils cherchaient à prendre en défaut l’auteur du texte plutôt qu’à dialoguer avec lui, qu’à apprendre de lui. J’étais pourtant assez fière de mon écrit. Je pensais qu’il constituerait la pierre angulaire de mon épreuve. J’ai vite déchanté. On m’a reproché d’avoir voulu leur en mettre plein la vue, d’avoir trop lu : « n’oubliez pas, les pédagogues ne sont pas des chercheurs et vous êtes une pédagogue ». Ils m’ont aussi demandé d’arrêter de m’exprimer avec, je cite « mon langage théorique »… Mon inspecteur s’est même fâché façon chef cuisinier dans un resto après ses commis ! Pourtant, le stage de préparation à l’examen nous a conditionnés toute l’année à répondre de cette façon.

Il m’a reproché aussi d’utiliser un roman policier3 et de faire peur aux enfants : « vous trouvez normal de faire lire à vos élèves un roman policier avec le risque qu’ils fassent des cauchemars ? » J’ai justifié mon choix : ce roman fait partie de la liste « littérature jeunesse » de l’Éducation Nationale4. L’histoire est mignonne. Les élèves se transforment en détectives et cherchent les indices… comme lorsqu’ils lisent. J’ai eu droit aussi, de sa part, en conclusion « je vous demande d’avoir un peu plus d’ouverture d’esprit. » Il m’a depuis reproché en réunion, de façon particulièrement agressive, de vouloir m’exclure du système, de manquer de loyauté vis-à-vis de l’institution, d’oublier que je suis avant tout fonctionnaire. Ma liberté de pensée semble lui poser problème. Il m‘a rappelé récemment qu’il était d’usage de ne faire aucune remarque à son supérieur hiérarchique au nom du « devoir de réserve », comme il le nomme. J’ignorais que ce silence, imposé à des hauts-fonctionnaires, était aussi dévolu aux professeurs des écoles.

Je n’ai pas vu la fiche d’évaluation institutionnelle que chaque membre du jury est censé compléter et qu’on nous a présentée en formation. Ils ont consigné quelques mots sur une feuille, à l’arraché. La note pédagogique attribuée à l’examen doit être bien subjective. En janvier, j’ai reçu un relevé de notes. J’ai obtenu ainsi 9/20 pour mon mémoire, écrit qu’ils ont reconnu n’avoir pas lu, et 11/20 pour les séances. J’ai demandé par écrit une explication concernant ces notes. Je n’ai reçu aucune réponse. Le jury est souverain dans l’Éducation Nationale. D’ailleurs pourquoi des adultes enseignants continuent-ils d’être notés sur 20 alors qu’il est question de supprimer les notes chez les élèves ? ²

Bon, je passerai aussi l’étape gobelets, papiers par terre (dosettes café, thé…) à ramasser après leur départ alors que la poubelle était apparente. Ils ne m’ont jamais adressé la parole durant la pause-café alors que la conseillère pédagogique m’a proposé de me joindre à eux. Je fus sincèrement choquée par ce manque de respect.

Évaluer ou briser ?

J’ai trouvé l’épreuve très infantilisante. La soutenance ressemble à un long monologue du jury. Pour eux, tout est négatif. Aucune remarque positive ne m’a été faite. J’avais la sensation d’être une mauvaise enseignante, d’être incomprise, de ne pas être légitime sur mon poste.

Je fus donc agréablement surprise d’apprendre que la commission validait ma certification ! La présidente du jury m’a annoncé ma réussite avec une tête d’enterrement à tel point que je me suis dit « c’est cuit »… mais non, même pas. J’avais juste oublié que dans l’Éducation Nationale, on positive avec les recalés à l’examen, on leur dit à quel point c’était formidable alors qu’on pointe du doigt tout ce qui ne va pas, on fait les gros yeux, on soupire, on ironise sur les débutants. Pour moi, cet examen, c’est l’aboutissement d’une année de formation, d’investissement et, quelque part aussi une reconnaissance de l’institution. Mon objectif n’est pas de rester enseignante spécialisée très longtemps. Je viens d’obtenir mon Master 2 de recherche avec mention très bien et je poursuis en thèse, avec un sujet portant sur la formation continue des adultes… et justement les collègues qui suivent le stage de préparation pour devenir enseignants spécialisés. Il y a de quoi dire !

Sylviane Corbion

1. Ce qu’on appelle les « Rased » dans le jargon Éducation nationale.

2. Oui, dans l’Éducation Nationale, le supérieur hiérarchique des enseignants se nomme un « inspecteur ». Il vient d’ailleurs une fois tous les trois ou quatre ans nous « inspecter » comme on contrôle les cuisines d’un restaurant.

3. Qui a tué Minou-Bonbon ?, de Joseph Périgot (Syros, 2007).

4. En tant qu’inspecteur, il est censé la connaitre !