Collecte – été 2016

Des intentions au réel du travail

Un article à deux voix : non pas que nous soyons fâchés après une semaine de vie commune dans la promiscuité d’un camping-car, bien au contraire pour vous faire part de la richesse de nos échanges le soir au coin du feu, lorsque nous nous remémorions les entretiens du jour. Voici donc quelques détails sur les dessous de notre expédition, et un aperçu de la diversité de nos impressions respectives.


Nous avions prévu des affiches, des affichettes, des flyers, une banderole, un camping-car offrant un espace pour les interviews à l’intérieur et un autre sous l’auvent.

Ça bosse dans ce camping-car !

Ça bosse dans ce camping-car !

Le tout pour une équipe qui pouvait atteindre cinq membres, et pour une « tournée » dans les Côtes-d’Armor où un correspondant s’était proposé pour préparer le terrain, repérer des personnes susceptibles de répondre à nos questions, des lieux de rendez-vous, quelques contacts avec la presse locale. On pensait ainsi ne pas débarquer complètement dans l’inconnu.

Mais les aléas des situations individuelles des uns et des autres ont fait que l’équipe s’est réduite à deux collecteurs, tandis que les contacts envisagés faisaient défection pour cause de congé estival. Qu’à cela ne tienne. Nous avons mis le cap sur Lorient, pas trop loin de nos proches, avec l’intention de pérégriner au gré des aires de camping-car affiliées à France Passion, et au gré des horaires des marchés. Or, il semble que cette nécessité d’improviser nous a imposé une démarche minimaliste qui, en définitive, convenait bien à notre projet.

Cela nous a contraints à aller chercher des interlocuteurs au-delà de nos réseaux de connaissances grâce auxquels nous avons pu, jusque là, collecter des témoignages longs. Choisir de nous rendre essentiellement sur les marchés nous a amenés à aller à la rencontre du tout-venant pour attraper au vol des récits que leurs auteurs étaient les premiers surpris de livrer au débotté, sans aucune préparation, au milieu du brouhaha de quelque coin de carrefour. L’effet était saisissant. On a vu la parole se frayer un passage à travers les circonstances insolites du moment, repousser l’invasion des détails quotidiens pour livrer ce qui, la plupart du temps, demeure implicite, non-dit, insu, et que notre interlocuteur semblait découvrir en même temps que nous.

Dire le travail a alors révélé des passions, des désirs ardents de réalisations, des rêves, en même temps, parfois, que des regrets, des résignations, des souffrances et des déceptions… Le travail est une composante sociale de notre identité profonde : il met en jeu à la fois nos capacités et notre éthique. Le raconter, c’est lever un coin de voile sur une histoire de vie qui a pour caractéristique de s’engluer dans les routines de la vie quotidienne.

Choisir les marchés nous a, par ailleurs, entrainés dans autant de lieux emblématiques :

  • Hennebont, centre urbain de la périphérie lorientaise,
  • Poul Fetan, village touristique de l’arrière-pays, et son environnement paysan,
  • Inzinzac-Lochrist : ancienne cité ouvrière marquée par la vie et la mort des forges,
  • Guidel, gros bourg commerçant, en retrait de la côte,
  • Lomener et Larmor-plages, stations balnéaires.

Entretemps, nous avons pu aussi nous immiscer en plein cœur du travail lui-même, pour interroger en situation les animateurs d’un village d’autrefois, un surveillant de baignade dans son poste d’observation, une serveuse de bar virevoltant entre les tables.

Dans chacun de ces lieux marqués se croisent toutes sortes de gens. Mais la parole de chacun a semblé résonner différemment selon le décor et le contexte.

Il a été fascinant de voir comment cette parole et ce décor entraient plus ou moins en phase. Fascinant, aussi, de voir à quel point chacune des personnes interrogées nous a quittés presque à regret, consciente qu’elle venait soudain de livrer d’elle même, quelque chose d’essentiel.

Pierre Madiot


Un billet écrit les pieds dans l’eau, ou presque. Le bruit des vagues est un peu fort. Le soleil est bien ardent pour une fin aout, bonus d’un été breton. Cadre propice en tout cas pour coucher sur le papier quelques impressions, en vrac et à chaud, de cette drôle d’initiative : une semaine de caravane consacrée à la collecte de récits du travail.

Les rencontres furent fugaces. Elles sont appelées à une suite, puisque nous recontacterons les personnes une fois le texte rédigé pour en solliciter leur validation. Mais elles furent intenses. Nous avons eu affaire à des personnalités hautes en couleur, chacune à leur façon. À croire que quand on parle de son travail, ce ne peut être sur un ton impassible. Il y avait de la force dans les regards, dans les intonations et les gestes qui soulignaient les propos. Il y avait de la jovialité dans les voix, des hésitations lourdes de sens dans le débit, des échos de moments tourmentés dans les silences. La discussion devenait plus quelconque, à mon avis, lorsqu’elle dérivait sur des considérations générales, façon journal télévisé, sur « les gens, de nos jours… » Revenons au travail.

Tout ne peut pas être dit en un quart d’heure, à brule-pourpoint sur un trottoir. On lit sur les visages les efforts pour trouver l’expression juste, évoquer une scène, mettre en mots un ressenti. « Un exemple ? Ouh là, il y en a tellement… » Dans la tête, les images se bousculent. Il faudrait plus de temps !

C’est que nous avons pris les gens à l’improviste. À une exception près, personne n’avait de conviction préalable à soutenir, de propos tout préparé à développer. « Je veux bien vous parler de mon travail, mais par où voulez-vous que je commence ? » Le début est hésitant, quelques généralités pour situer le contexte. Puis on touche vite à l’essentiel. Et ce n’est pas ce qu’on croit. Cette enseignante de lycée qui parle un quart d’heure sans évoquer les corrections de copie, les programmes, les bavardages, à peine le bac. L’important est ailleurs : élargir l’horizon culturel et civique des élèves. Le brancardier, comme le cuisinier, le chaudronnier ou l’aide-ménagère passent très vite sur les gestes du métier, les questions techniques, la satisfaction de faire ou de fabriquer. Ce qui compte, c’est la relation aux collègues, aux usagers, aux clients.

C’est un thème qui s’est glissé dans toutes nos discussions. Il y a eu, aussi, les contraintes économiques, les délais à tenir, les pressions budgétaires. Mais ce qui turlupine, ce sont les autres. On apprécie le contact, les remerciements, la reconnaissance du travail, on supporte mal le manque de respect, les exigences toujours accrues, les manifestations d’autoritarisme. Un mot-clé : l’ambiance. C’est un peu flou, mais manifestement décisif. Nous nous en doutions, nous l’avons vérifié : le travailleur est un être social.

Patrice Bride