Des récits du travail

Défendre avec justesse

Sophie Obadia est avocat pénaliste, un métier où les idéaux sont mis à rude épreuve par les réalités sociales et judiciaires.

Un de mes plus beaux dossiers a été de défendre un homme accusé d’avoir tué une policière. C’était une vieille affaire que personne n’avait réussi à élucider et il fallait absolument trouver un coupable. Il avait le profil idéal : un beau casier, c’est-à-dire un vilain casier, et il s’était trouvé dans l’œil du cyclone. Cette affaire m’a obsédée. Tous les samedis j’allais à la maison d’arrêt de Fresnes, où il était à l’isolement. Il y est resté plus de quatre ans, ce qui est énorme dans une vie d’homme. Comme tous les clients, il m’affirmait son innocence : « Je n’ai rien à voir avec cette histoire, je n’y suis pour rien, je suis victime d’une injustice. » Sur dix personnes mises en cause qui crient à l’erreur judiciaire, je sais qu’il y en a huit qui me mentent. Elles n’ont pas envie de dire la vérité à leur avocat, parfois pour de très bonnes raisons. Mais cette fois-là, nous avons eu un vrai contact de défense ; client et avocat, nous étions main dans la main. Le dossier était palpitant : il fourmillait d’erreurs, d’approximations, d’interprétations. En le lisant, en recoupant les informations avec ce que me disait cet homme dans nos entretiens, j’ai acquis l’intime conviction qu’il était innocent. Et pourtant, il a été condamné à vingt ans de détention. Quelle violence ! Mais la chance a voulu que ce fût l’année où la loi Guigou sur la présomption d’innocence ouvrait la possibilité de faire appel d’une décision de cour d’assises. Ce qu’on a fait, et bien nous en a pris puisqu’il a été acquitté. Ça a été un combat de quatre ans et demi qui s’est heureusement bien terminé. C’est comme ça que j’ai commencé mon métier.

Lorsque j’ai prêté serment, je m’étais fixée deux limites : ne pas défendre de terroristes ni de proxénètes. Pour le reste, je considère que c’est mon travail, et j’ai défendu dans les deux sens : des pédophiles, des victimes de pédophiles, des assassins, des victimes de tentatives d’assassinats, des femmes battues, des hommes qui battent. « Défendre la veuve et l’orphelin », ça veut dire pour moi être du côté des malaimés, au moins le temps de la procédure. Je sais que les clients ne viennent jamais me voir avec plaisir. Avoir affaire à la justice, c’est une marque d’infamie. Celui qui est mis en cause n’échappe pas au soupçon : « Si vous n’avez rien fait, pourquoi vous accuse-t-on ? » Je crois que même ceux qui sont finalement jugés coupables sont aussi quelque part victimes des circonstances, ou de la société. Certains me quittent en disant « au revoir docteur », et il est effectivement beaucoup question de souffrances dans le monde de la justice. Parfois, je me dis que ce n’est pas gai ce que je fais. Pénaliste est un métier gris, pas un métier rose.

Une personne avait tenté de se suicider avec toute sa famille. Sa femme et ses deux enfants sont morts, mais pas lui, parce que la dose de médicaments n’était pas suffisante pour le tuer. Il est entre la vie et la mort, à l’hôpital, intubé, maigre comme un clou. La justice le poursuit pour assassinat, le place en garde à vue. Alors que lui n’a qu’une envie, c’est de se tuer ! Deux courses folles se télescopent : celle de la justice qui veut absolument qu’il demeure en vie pour pouvoir le mettre en examen, et celle de cet homme qui veut mourir. Moi, qui dois défendre cet homme, je n’ai pas vocation à l’aider à se tuer ! Je dois plaider pour qu’il n’aille pas en prison, pour qu’il reste en liberté, et, sans le dire, pour qu’il puisse se suicider. L’intérêt du client, c’est de pouvoir mourir. Je suis du côté de la vie, mais une petite voix en moi me dit : cet homme a perdu ses proches, rien ne le raccroche à la vie ; mais, pour sa dignité, il a le droit de choisir sa mort. Mais ce n’est pas ce que je plaide. Je dis au juge que s’il parvient à se suicider en prison, je porte plainte contre l’État pour mise en danger de la vie d’autrui. Le juge a accepté de laisser l’homme en liberté. Il promet de ne pas se tuer à l’hôpital. À peine rétabli, il prend une chambre d’hôtel et se suicide. De telles rencontres ne laissent pas indemnes.

Un autre souvenir toujours présent à mon esprit, même si je n’étais pas concernée par la procédure. Je donne un cours à des étudiants d’une école de journalisme. Un vendredi, je leur avais expliqué les règles de la procédure pénale, les droits fondamentaux de la défense, les grands principes comme « Mieux vaut un coupable en liberté qu’un innocent en prison ». Tout ce que je connais par cœur… Le lundi matin, j’entends aux informations qu’une jeune femme s’est fait violer et assassiner dans un RER. L’homme était en liberté conditionnelle. La victime était une de mes étudiantes. Le vendredi d’avant, je leur expliquais qu’il n’y a pas de risque zéro, que la décision judiciaire idéale n’existait pas. Le lundi matin, elle n’était pas à mon cours, assassinée par un criminel dont l’avocat avait obtenu la remise en liberté. Pendant six mois je n’ai plus défendu. Je me souviendrai toute ma vie de cette jeune fille.

C’est dire si je vois du laid, des choses affreuses, la vilénie humaine. Pour autant, je veille à ne pas être moralisatrice. Quand on est jeune avocat, on se pense prêt à défendre l’indéfendable. Il ne faut pas ensuite devenir un barbon poussant des cris d’orfraie : « Ah non, pas ça, c’est une fripouille ! » L’argent de la drogue, de la prostitution, le mari qui trompe sa femme : je peux trouver mille raisons pour lesquelles l’homme m’est désagréable. Mais si je juge le client par avance, je ne peux pas le défendre. À moi d’aller à sa rencontre, à le prendre tel qu’il est pour faire ce voyage avec lui dans la procédure judiciaire. Quand je plaide, je présente un parcours humain singulier, et je suis à son côté. Je dois assumer de faire front avec lui contre le groupe.

Un jour, je reçois un courrier d’un détenu me désignant comme son avocat. Je me rends à la maison d’arrêt. Je rencontre cet homme, parfaitement inséré, pas un délinquant d’habitude. Il me raconte sa vie, ses deux enfants de six mois, deux jumeaux, mais aussi ses relations conflictuelles avec sa compagne. Je l’écoute attentivement, tout près de lui dans ce petit parloir, je rentre dans son histoire. Un soir, l’ambiance dégénère, sa compagne menace de le quitter, et finit par claquer la porte pour de bon. Tout à sa furie, il prend un des jumeaux, le jette par la fenêtre de l’immeuble ; prend le deuxième, fait de même. Le premier est mort, le deuxième a survécu en rebondissant sur son frère. Situation terrible ! Mais si j’ai renoncé à le défendre, ce n’est pas à cause de l’horreur de cet acte. Il m’a dit qu’il m’avait choisie parce qu’il savait que je venais d’accoucher, et il était persuadé que la plaidoirie d’une femme avec un enfant en bas âge aurait plus de poids auprès des jurés pour défendre le meurtrier d’un bébé. Là, c’en était trop pour moi. J’ai refusé d’être son conseil et je suis rentrée chez moi, près de ma fille.

Éviter une peine à quelqu’un qui la mériterait est une question qui me taraude. Je dirais que mon rôle d’avocat est de servir l’intérêt du client, c’est-à-dire d’obtenir la décision judiciaire la moins préjudiciable pour lui. Étant au fait des arcanes de la justice, je peux mesurer les éléments plus ou moins défavorables dans son dossier, je peux estimer la peine à laquelle il peut être condamné, je connais les juges qui peuvent le condamner. Avec ces trois ingrédients, à moi de trouver l’alchimie qui, dans le meilleur des cas, aboutisse à le mettre hors de cause, ou bien qui lui permette d’écoper de la peine la moins pénible. Dans ce processus, avoir une conviction par rapport à son innocence n’a en fait pas d’importance. Faire triompher la vérité est un rêve, un doux rêve. Je suis là pour porter sa parole, la traduire dans le langage judiciaire, la conformer aux règles de procédure. Ce qui peut parfois comporter un aspect ludique : j’adore faire claquer un dossier mal emmanché sur le plan procédural, parce que les magistrats se sont trompés. C’est rigolo, et c’est tout à fait dans l’intérêt du client.

Ceci dit, je n’aime pas ce mot « client ». Ça ne correspond pas à la relation que j’ai avec lui. Pour une femme, ça peut être particulièrement gênant. « Tu me déranges, je suis avec un client. » : c’est laid, ça ne va pas ! À l’audience, je le désigne plutôt en parlant du prévenu, de la partie civile, du plaignant. Je ne suis pas très à l’aise non plus avec les questions d’argent. Le premier contact avec une affaire relève de l’affect, de situations forcément bouleversantes, avec une personne sous le choc d’un drame, éventuellement de la détention. Évoquer les honoraires à ce moment-là n’est pas simple. Des confrères me disent qu’au contraire, c’est plus facile quand ils sont le plus fragiles… Mais le cynisme est bien partagé : j’ai le souvenir de clients qui négocient à la fin de l’affaire en cherchant à revenir sur un tarif qu’ils n’auraient accepté initialement que sous le coup de l’émotion ! Ces considérations pécuniaires affectent également nos relations avec les magistrats. Ils n’ont certes pas la reconnaissance à laquelle ils pourraient prétendre, et en particulier sur le plan de la rémunération. Mais j’entends parfois des commentaires sur le montant des honoraires, sur les tactiques des prévenus dans leur choix d’avocat qui sont bien mesquines.

Ce qui m’intéresse dans ce métier, c’est aussi de donner du sens à ma défense, quand il y a une cause au-delà du cas individuel. Souvent, c’est le client qui apporte la grande question de son dossier. Il me prend à témoin d’un fait qui, effectivement, sur le plan moral, n’est pas correct. Dans ce cas-là, le droit, au sens de la loi, peut être mis au service de cette cause. Actuellement, j’assure la défense d’une Canadienne qui affirme avoir été violée par des policiers Quai des Orfèvres, dans les locaux vides de la BRI, l’élite de la police. On la croit ou non, je reste neutre, mais la police a obligation de signaler la plainte au parquet. Vu le contexte, et les rapports assez troubles dans ce pays entre la police et la justice, les investigations ont été très difficiles. Il fallait peser au trébuchet qui dit vrai ou faux. La défense des policiers a cherché à décrédibiliser la plaignante en la présentant comme une hystérique, une nymphomane, une mythomane. À 30 ans, j’aurais dit : « Mais non, elle est formidable, puisque c’est ma cliente. » Ayant plus d’expérience, j’ai attendu l’expertise psychiatrique pour savoir à qui j’ai affaire. Or l’expertise médicale a été cohérente, crédible : elle était en état de stress post-traumatique, et elle avait physiquement des lésions de viol. Ensuite, j’ai consulté le dossier : le policier en faction à l’entrée du quai des Orfèvres à qui on demande pourquoi il n’a rien fait a répondu « on en voit tellement… » Alors je me dis que si cette femme est venue à moi par hasard, il y a peut-être d’autres femmes qui sont ainsi abusées, sans oser se plaindre parce qu’en situation irrégulière ou affaiblies… Au-delà de la défense pénale de cette cliente, il y a un enjeu de société. J’estime que dans un État démocratique, on va dans un commissariat pour être protégé, pas pour être victime.
Du fait des évolutions règlementaires, le métier change. Par exemple la présence de l’avocat lors d’une garde à vue. Pour protéger l’enquête, je suis alors tenue à un secret absolu. Mais la famille m’appelle pour savoir quand la personne va sortir, ce qu’on lui reproche ; la personne elle-même, qui a le droit de me parler pendant vingt minutes, me demande des conseils alors que je n’ai pas accès au dossier : c’est de la haute voltige. Je suis là sans être là. Je ne peux pas me contenter de vérifier qu’il n’a pas été maltraité, qu’il a bien mangé et bien bu, je suis là pour sa défense, mais le fait est que ma présence a surtout un effet indirect sur l’interrogatoire des policiers.

Autre changement récent : une décision récente de la Cour européenne des droits de l’homme a autorisé la mise sur écoute des conversations téléphoniques des cabinets d’avocats. Il arrive aussi qu’un client qui me téléphone soit déjà sur écoute. Normalement, notre conversation ne doit pas être retranscrite ; mais si le juge estime à postériori qu’elle contient des éléments permettant d’établir que je suis complice avec le client, elle peut être versée au dossier. Le rapport au client en est fortement affecté : je dois me méfier de ce que lui me dit au téléphone, autant de ce que je lui dis. S’il me dit par exemple : « Allo, Maitre ? J’ai mis mes copains au courant : ça va, ils sont partis vers l’Espagne. », je peux être poursuivie : on me reprochera de l’avoir probablement informé qu’il y avait des risques que d’autres personnes soient arrêtées, d’avoir violé le secret de l’instruction. Je ne sais jamais ce qui va être fait de ce que j’entends. Pas simple dans ces conditions d’établir une relation de confiance !

Beaucoup de magistrats considèrent l’avocat comme un auxiliaire de justice, qui serait là pour aider à établir la vérité. Dans cette conception, je dirais à tous mes clients d’avouer, et ça irait plus vite. Je ne suis pas là pour faciliter le travail des policiers ou des magistrats. Et pour autant, je ne suis pas complice, contrairement à ce que croient certains policiers. Je me méfie aussi du client. Je ne suis pas là non plus pour lui permettre de continuer ses petites affaires, de commettre des infractions en mentant à l’institution judiciaire. C’est un chemin très étroit. Il faut se faire respecter du juge comme du client, et ça passe par la connaissance des règles, de la loi. Je me tiens à la bonne distance si je veille à ce que la procédure d’établissement de la vérité judiciaire, qui n’est pas la même chose que la vérité tout court, soit bien respectée. À moi de faire valoir les droits de la défense en opposant des arguments solides à ceux de l’accusation. Et à la fin du fin, si tout cela a été fait, je plaide pour la peine la plus juste. Quand on fait bien son boulot, on peut y arriver.

Sophie Obadia, avocat
Propos recueillis et mis en texte par Patrice Bride


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