Des récits du travail

De la corvée d‘eau à Tunis au hammam à Givors : une vie de travail #1

Premier épisode : comment l’absence d’eau potable à la maison amène Malika, 13 ans, à rencontrer le directeur d’une usine qui veut l’embaucher.

Je suis née en Tunisie, le 19 janvier 1951 à Kasserine. Le village de mon père est à la frontière algérienne. Dans sa famille c’était des agriculteurs. Lui aussi, c’était un paysan. Il avait une terre là-bas. Mais j’ai grandi à Tunis où s’étaient installés mes parents pour trouver du travail.

Mon père s’appelait Abdelmajid. Il est parti travailler en France en 1957. Mais il a été emprisonné à Lyon, sans doute parce qu’il a caché des Algériens en guerre contre la France. Il est sorti de prison en 1962 après l’indépendance de l’Algérie.

Mon père est revenu en Tunisie après sa sortie de prison puis est reparti travailler en France. Il a été ouvrier dans le bâtiment à Nice, Marseille, Berre-l’Etang. Il est resté quatre ans dans la même boite. Il était souvent malade à cause de la prison.

Nous sommes cinq sœurs et nous avons un frère. Mohsen, le seul garçon. Il est né en 1946 ; Manana, en 1948 ; Chouika (c’est moi, mais on m’appelle Malika), en 1951 ; Jamila, en 1954 ; Najet, en 1959 ; Jalila en 1961 et Hayet en 1969.

J’ai perdu mon père en 1989. Il était revenu vivre en Tunisie après avoir pris sa retraite, mais il est mort en France. Il avait un problème aux yeux alors il est parti à l’hôpital en France pour se faire soigner. Moi, je travaillais en France. Le patron m’a appelé et m’a dit d’aller en urgence à l’hôpital. Papa était mourant. Il voulait nous parler, à mes sœurs et à moi, il n’y arrivait pas, on ne comprenait pas ce qu’il voulait dire. Il avait attrapé la méningite. On est parti l’enterrer en Tunisie. Ma mère, elle, est décédée en Tunisie le 10 mai 2014.

Mon frère, Mohsen, comme mon père, est venu en France, à Nice, pour finir des études. Maintenant il habite en Tunisie, il est représentant dans le textile et voyage dans tous les pays pour vendre du tissu. Parmi mes sœurs qui sont en Tunisie, il y en a une qui gère une entreprise de taxi, une prof d’anglais et une prof de couture. Les deux qui sont en France sont à la retraite. L’une faisait le ménage chez Renault, l’autre travaillait comme aide à domicile chez les personnes âgées.

À l’école, je travaillais bien ! J’avais des certificats d’honneur à la fin de l’année. J’ai surtout appris à lire et à écrire en arabe, mais nous faisions aussi du français. Maintenant je sais lire le français, mais c’est plus difficile à écrire.
Un jour, en 1964, j’étais allée chercher de l’eau dans un grand récipient au robinet, dehors, car chez nous il n’y avait pas l’eau courante. Une voiture s’est arrêtée à côté de moi. Un monsieur, un directeur d’usine, m’a dit qu’il cherchait des filles qui voulaient travailler. Il a aussi trouvé d’autres filles, elles étaient plus âgées (20 ou 30 ans), on était dans sa 4L blanche. Il m’a dit d’aller demander l’autorisation à mes parents. J’avais 13 ans. J’aimais bien l’école mais j’étais jalouse de ma sœur qui travaillait. Elle fabriquait des bouchons en liège dans une usine. Et avec son salaire, elle s’achetait des foulards, un manteau. Je voulais gagner de l’argent comme elle, alors j’ai laissé l’école. Quand on voulait des bonbons notre grand-mère maternelle nous donnait des sous. À l’époque avec un centime on pouvait s’en acheter !

Maman a pleuré, elle voulait que je reste à l’école. Monsieur Zliti, le maitre, a même envoyé Merziya, une copine, chez moi pour me convaincre de retourner à l’école. J’aimais y aller, pourtant. Je faisais du théâtre une fois par semaine. J’aimais m’exprimer, pas comme certains enfants, trop timides. Chacun devait apprendre son rôle. Notre instituteur était Tunisien, c’est lui qui nous faisait répéter notre pièce. Le texte était en arabe. On a présenté le spectacle pour les fêtes religieuses, devant les parents. Pour les cours de français, c’était une Française, madame Cordavo qui nous l’enseignait. Merziya m’a dit que monsieur Zliti pensait qu’un jour je regretterais d’avoir abandonné l’école.

Quelle décision Malika va-t-elle prendre, quitter l’école où elle est une bonne élève ou partir travailler pour gagner de l’argent, comme sa sœur ?

Va-t-elle, ensuite regretter d’avoir choisi, si jeune, le travail ?

Pour quelle raison a-t-elle quitté son pays ? Sera-t-elle salariée ? À son compte ?

Vous le saurez en lisant les huit épisodes suivants !…

Malika
Propos mis en récit par Martine Silberstein