Le travail dans le hammam est aux antipodes de la chaine de l’usine : pas d’ingénieur ou de techniciens qui disent quoi faire, mais des savoirs et des pratiques transmis entre expertes ; pas de gestes mécaniques, mais tout un doigté à maitriser pour faire du bien aux corps.
Quarante jours après avoir accouché, ou après le retour de couches, les femmes viennent au hammam pour se faire remettre le bassin en place. On fait ça à l’ancienne, à l’orientale. On appelle ce rituel « fermer la porte », parce que, pendant l’accouchement, c’est comme une porte qui s’est ouverte. On chante, on lance des youyous ! Elle amène son bébé et il reste avec elle pendant qu’elle se fait masser. Il peut aller au hammam dès qu’il a quarante jours, en tout cas s’il ne fait pas froid.
Le massage se fait avec des produits que je fabrique avec deux plantes qui poussent dans la campagne tunisienne. Ces plantes n’ont pas de nom en français. La première s’appelle « hara » (avec un h aspiré, ça veut dire « qui pique »). Elle enlève les rhumatismes et l’air qui est resté dans le corps après l’accouchement. Elle ressemble à un buisson nain, je ramasse les toutes petites feuilles vertes. La deuxième plante ressemble à des fleurs, les feuilles sont un peu plus larges, avec des taches blanches. Il faut fouiller pour la trouver, il n’y en a pas beaucoup. Je sais qu’elle pousse dans les endroits fréquentés par les cochons sauvages. J’ai 300 km à faire, de Tunis à la frontière de l’Algérie pour aller les cueillir dans la région de mon village natal. Je les ramasse, puis je les fais sécher à l’ombre, au mois d’aout, quand il fait très chaud. Quand elles sont sèches, j’en fais de la poudre, que je mélange avec beaucoup de poudre de clou de girofle.
Après le gommage, quand les pores de la peau sont ouverts, les os sont bien détendus. La femme se repose deux ou trois minutes. Et ensuite on s’occupe d’elle. Elle s’allonge par terre, sur un tissu fin, sa colonne vertébrale alignée juste là où j’ai mis cette poudre marron placée en ligne. Ce massage se fait à deux, face à face, la personne, entre nous deux, couchée sur le dos. Avec la collègue en face de moi, on se donne les mains, les bras croisés, les jambes tendues. On commence par mettre nos pieds (avec des chaussettes propres !) de chaque côté de la tête de la dame. On appuie un petit peu quand c’est la tête. Ça fait beaucoup de bien, car pendant l’accouchement, à force de pousser, des choses se déplacent dans la tête et la femme a souvent des migraines.
Puis, tout doucement, tout doucement, on glisse le long du corps en appuyant plus fort. Quand on arrive au bassin, on pompe plusieurs fois jusqu’à ce qu’on entend ce petit bruit, la fermeture de quelque chose. On sent sous nos pieds que ça craque, on insiste bien sur le bassin, on dit : « quand ça craque, que la porte s’est fermée ». Alors la femme n’a plus mal aux reins. Moi, si je ne sais pas ce que c’est que d’avoir mal aux reins, c’est parce que j’ai fait ça. Quand on est arrivé en bas, tout doucement, on remonte jusqu’à la tête. Après quelques minutes de repos, elle peut prendre un massage, ou alors je passe simplement la poudre sur le ventre, les reins, la colonne vertébrale. Si on ne veut pas avoir de rhumatisme plus tard ou d’autres trucs, c’est bien. Ensuite elle rentre dans le sauna. Elle sent que quelque chose la tire, le brule, même. La poudre chauffe sur son corps quelques minutes. À la fin on prend le foulard et on le serre autour de sa tête. Elle peut se rincer, et elle sort.
Moi je sais faire et la gommeuse du début de la semaine aussi. J’ai appris aussi à l’autre gommeuse. Il n’y en a pas beaucoup qui savent faire ça ! C’est un peu délicat. Petit à petit, elle le ressent comme je le ressens. Un médecin tunisien de l’hôpital nous envoie des patientes. Il nous connait, il est client du hammam. Il sait quand une femme bien épilée vient accoucher chez lui qu’elle est passée par notre hammam : la femme est bien préparée, elle est nickel, propre. Et même, il nous les envoie ! Elles viennent un mois ou trois jours avant l’accouchement, pour une épilation intégrale. C’est très conseillé aussi, de venir au hammam, parce que ça dilate le col. Les générations de maintenant, ne connaissent pas tout ça, c’est des choses de nos grands-mères.
Le massage à l’argile, je ne sais pas faire, ça, c’est la masseuse, chacun son truc.
Malika
Propos mis en récit par Martine Silberstein
Prochain et ultime épisode, vendredi 17 juin : après avoir été salariée toute sa vie, Malika est devenue chef d’entreprise. Qu’est-ce que cela change ?