Des récits du travail

De la corvée d’eau à Tunis au hammam à Givors : une vie de travail #5

Une grosse déception, un accident mais toujours beaucoup d’amour pour la France et un besoin irrépressible de travailler !

Dans cette usine de fromagerie, un souvenir, un mauvais souvenir, m’a marqué pour la vie. Nous commencions à 2 h du matin quand il y avait beaucoup de commandes, pour Noël, par exemple. Sinon, c’était 2 h et demie, des fois 3 h du matin. Et à 8 h on mangeait au réfectoire le casse-croute qu’on avait apporté. Moi, j’apportais souvent un sac contenant du pain avec de la harissa, des olives et un yaourt.

Un matin, en partant au travail, j’avais jeté au passage un sac à la poubelle. À 8 h et demie, à l’heure du petit-déjeuner, quand j’ouvre mon sac, je vois que c’était ma poubelle ! J’avais jeté le sac avec mon petit déjeuner à la place de la poubelle… Les collègues, en voyant ma tête, m’ont demandé ce qui m’arrivait. J’avais faim ! Alors qu’en Tunisie tout le monde se serait précipité pour me donner la moitié ou même plus de son repas, là, aucune des collègues ne m’a proposé à manger ! Même pas une moitié de yaourt, même pas le geste de proposer. Et même pire : je me souviens comme si c’était aujourd’hui d’une fille à qui il restait un bout de pain. Elle l’a remis dans son sac en disant qu’elle ne voulait pas le jeter et qu’elle le mangerait le soir ! Et moi, j’avais faim !

Pourtant, quand j’avais du couscous, tout le monde en avait envie et je partageais ! Pour moi, ce n’était pas possible. En Tunisie tout le monde m’aurait donné quelque chose. Ce n’est pas du tout la même mentalité. Les Français ont beaucoup de trucs mieux que nous, mais là-bas, on sait ce que c’est que le partage. Tu n’as pas grand-chose, mais tu partages. Tu as un morceau de pain, tu le partages en deux, en quatre, ou même en dix s’il faut ! Depuis toute petite j’entends ça : « Partage avec ton frère ! » S’il n’y a pas beaucoup de monde autour du couscous, ce n’est pas bien ! Tout le monde avec sa cuillère mange dans le plat. J’ai traversé la rue (le réfectoire était en face de l’usine) et je suis allée me chercher un morceau de fromage et je l’ai avalé, comme ça.

Plus tard, mon chef m’a demandé ce que j’avais appris de bien et ce qui ne m’avait pas plu depuis que j’étais en France. Je lui ai dit : « Il y a des choses bien en France mais j’ai aussi appris à être radine ! » Il m’a demandé pourquoi et je lui ai expliqué ce mauvais souvenir. Bon, je ne suis pas morte, et ça ne m’empêche pas d’aimer la France. Mais ça m’a marqué pour toute la vie !

Je peux dire que j’aime la France ! Pas au début, j’avais même des larmes brulantes qui coulaient de mes yeux, parce que j’ai laissé ma mère, mon frère et mes sœurs. Mais mon père, lui, était en France, il est mort en France. Quand je reviens, par exemple quand je suis revenue d’Irlande, ou quand je reviens de Tunisie, j’embrasse le sol ! Ici, je trouve tout ce que je veux. Toute race trouve son bonheur. Tu veux de l’harissa, tu trouves de l’harissa. Ce n’est pas comme en Irlande. Je peux dire que la France, c’est mon deuxième pays. Je suis arrivée à 19 ans. Mes enfants sont là. Quand j’arrive, surtout là où j’habite. Je prends une grande bouffée d’air ! Je respire…

Je travaillais douze heures par jour. Quand le chef passait avec une feuille, en fin de journée, il demandait qui voulait faire des heures supplémentaires. Alors au lieu de faire huit heures par jour, j’étais toujours la première à me faire marquer et j’en faisais douze. Je travaillais beaucoup parce que je voulais me faire construire une maison en Tunisie. C’était ça, mon but.

Mais en 1987, un jour d’hiver, très froid, j’ai eu un accident du travail. Je traversais pour aller manger, en face, au réfectoire à l’extérieur de l’usine. Un camion qui transportait le lait est arrivé. J’ai couru pour passer avant qu’il n’arrive, et j’ai glissé sur le verglas ! Ma main était retournée, complètement dans l’autre sens, comme un chiffon ! Le poignet cassé. On m’a emmené d’urgence à l’hôpital. J’ai d’abord eu quarante jours de plâtre. Et quand je suis allée chez le kiné, il m’a dit qu’il ne pouvait pas me toucher, mon poignet n’était pas « normal », il m’a envoyé chez un spécialiste de la main, à la clinique. Un peu plus et j’avais la gangrène parce qu’ils avaient oublié un bout d’os. Il a pourri… J’ai été réopérée dès le lendemain. Le chirurgien a enlevé l’os pourri, puis il m’a mis une vis. Mais je ne l’ai pas supporté, il a été obligé de me l’enlever. J’ai eu cinq interventions. J’ai beaucoup souffert… En tout j’ai eu plus de six mois d’arrêt de travail. Certains jours, je n’arrêtais pas de pleurer ! Dans ma tête, je pensais à mon travail que j’aimais trop. Plus tard, j’ai eu d’autres opérations aux deux mains, pour le canal carpien parce que mes bras « s’endormaient » la nuit.

J’ai travaillé à la fromagerie jusqu’à ma retraite, en 2006. Et encore ! Je voulais continuer à travailler, je ne comprenais pas pourquoi il fallait que je m’arrête avant 60 ans. Comme j’avais la nationalité française et que j’avais travaillé à l’usine en Tunisie dès l’âge de 13 ans, ça comptait pour la retraite. Le patron m’avait déclarée dès que j’ai commencé. Une dame en a parlé au patron. Elle lui a dit que je ne voulais rien comprendre ! Je suis têtue. Il a fait venir une personne pour m’expliquer qu’en France il y avait des lois. J’avais besoin de travailler mais j’ai été obligée de m’arrêter.

C’est comme quand j’ai été enceinte de Aoutef. Je m’étais dit que je m’arrêterais peut-être une semaine avant d’accoucher, si j’étais fatiguée. J’avais peur qu’ils ne me gardent pas après ! Je ne voulais pas m’arrêter même si j’étais enceinte… Mais mon chef m’a obligée.

Je n’aime pas aller chez des gens, comme les femmes, à la retraite, qui vont boire le café chez les copines. Je suis à la retraite, j’ai ma maison, mais non, c’est plus fort que moi, il faut que je travaille !

Malika
Propos mis en récit par Martine Silberstein


Prochain épisode, vendredi 27 mai : Malika découvre avec surprise les aléas du climat hivernal français. Elle travaille à l’usine, mais ne se contente pas de ce revenu. Elle a trouvé une autre occupation, une passion.