Des récits du travail

De la corvée d’eau à Tunis au hammam à Givors : une vie de travail #3

Épisode 3 : De la Tunisie à la France, d’une fromagerie à l’autre, pour une vie de travail rude mais libre.

J’ai travaillé dans cette usine tunisienne de l’âge de 13 ans jusqu’à 19 ans, à mon départ en France.

Ma mère n’a jamais voulu émigrer. Elle travaillait aussi dans une conserverie. Il y en avait beaucoup dans la région. Beaucoup de femmes travaillaient à l’extérieur. Ouehma, ma grand-mère maternelle, a travaillé pendant dix-neuf ans. Dans la famille, ni elle, ni ma mère ou mes sœurs, personne n’a jamais porté le voile ! Aujourd’hui je crois qu’il y a plus de femmes voilées qu’avant. Dans ma jeunesse, celui qui voulait travailler le vendredi, il travaillait ; celui qui voulait prier, il priait ; celui qui voulait se souler, il se soulait. Il y a eu la révolution en Tunisie. Les islamistes n’ont pas réussi. Les femmes avaient beaucoup de liberté, avant et à nouveau maintenant. Les femmes se sont révoltées, elles ne se sont pas laissé faire, elles ont voulu garder leur liberté.

J’ai connu mon mari, Mohamed, en Tunisie. Il était venu pour les vacances. Il habitait en France. Après il est reparti.

Avec Mohamed, on s’est écrit des lettres pendant deux ans. Je lui ai dit que moi, si je venais en France, c’était pour travailler, sinon, je ne viendrais pas. Ensuite on s’est mariés. Puis je l’ai suivi en France où je suis arrivée le 20 mai 1970. Il habitait un village. C’est le premier village français que j’ai connu. Il était logé par son patron, juste à côté de l’usine. Le patron logeait les immigrés : des Portugais, des Italiens, des Tunisiens.

Dans les appartements loués par le patron ce n’était vraiment pas confortable. Il n’y avait pas de douche ni de toilettes. On payait le loyer au patron. On se douchait à l’usine. Il fallait faire la queue pour se laver. Et les toilettes étaient à l’extérieur. Un hiver il faisait tellement froid que je cherchais mes fesses, je me demandais ce qui était dur, comme ça ! Il fallait aller dehors, moi je n’aimais pas le pot de chambre, c’est dégueulasse.

224_001

J’ai été embauchée dès que je suis arrivée. Quand j’ai commencé à travailler dans cette usine, j’étais encore en congé de mariage. Encore une fromagerie ! C’est pour cette raison qu’on m’appelait « Malika fromage » ! Le directeur a dit à mon mari : « Si ta femme porte des robes longues, comme les Algériennes, je n’en veux pas. » Pour le travail il fallait porter des bottes. Mon mari a dit que je ne portais pas de robe longue, j’adorais les minijupes, même si je n’avais pas de jolies jambes !

L’après-midi les camions-citernes apportaient le lait. Des hommes le préparaient jusqu’au soir dans de grands bacs. Et le matin, nous, les femmes, on le démoulait à la main. Au début, à la fromagerie, en France exactement comme en Tunisie, j’étais démouleuse. Je me croyais là-bas !

Je ne sais pas pourquoi, je suis faite pour travailler. J’ai toujours besoin de travailler, c’est comme ça ! Pour ce qui concerne ma grand-mère, je ne sais pas, mais ma mère, elle, elle a commencé à travailler à 21 ans. J’ai besoin de me sentir utile à quelque chose. Je n’aime pas rester entre quatre murs. C’est ma vie ! Ma vie, c’est le travail ! Mon travail, c’est ma vie !

Quand j’ai accouché, je n’ai pas trouvé de nourrice, j’ai emmené mon bébé chez ma maman en Tunisie, elle est restée chez elle pendant deux ans. Sinon il aurait fallu que j’abandonne le travail. Et pour moi, pas question ! Ensuite, dès que j’ai trouvé une nourrice j’ai fait revenir Aoutef. Avant, toutes les femmes travaillaient, c’était impossible de trouver une nourrice. Quand ma fille est revenue, elle est allée à l’école. Quand Aoutef était en Tunisie, je pleurais des larmes brulantes. Je ne suis allée que deux fois par an seulement, pour aller la voir. Elle me manquait beaucoup.

J’avais commencé le code en Tunisie. Quand j’ai voulu finir mon permis de conduire, mon mari était d’accord, bien sûr ! Mais il y a des femmes qui ont voulu lui monter la tête : à l’époque ça ne se faisait pas trop. Elles lui ont dit que si j’avais le permis je risquais de partir avec un autre homme. Mohamed leur a dit : « Si elle m’aime, elle restera ; si elle ne m’aime pas, elle peut partir avec son permis ». Ça n’a rien à voir avec le permis, tout ça ! Je l’ai eu le 23 juillet 1979. C’était un ange, un amour, mon premier mari ! C’est quand je suis arrivée en France, que j’ai commencé à fumer. Mohamed me donnait toujours une cigarette, il me disait : « Essaye, on fume ensemble ! Tout ce qu’on fait, c’est ensemble. »

Mon mari est décédé le 9 octobre 1979 à 33 ans, d’un cancer des os, peut-être parce qu’il portait des palettes de fromages très lourdes. Je me suis retrouvée toute seule avec ma fille. Aoutef avait à peine trois ans. Une assistante sociale est venue me voir plusieurs mois après. Ce sont les Françaises avec qui je travaillais qui m’en ont parlé. L’assistante sociale m’a demandé si mon mari m’avait laissé des dettes. Il y avait un crédit. Moi, je travaillais, je continuais à payer le crédit. Pour moi, je travaillais, je gagnais de l’argent, il fallait que je vive avec ça. Je lui ai répondu, que j’avais les moyens de payer, qu’elle ne s’inquiète pas pour moi ! C’était comme ça dans ma tête. Je ne savais pas qu’il existait des assurances qui pouvaient payer à ma place. Je ne connaissais pas les allocations familiales non plus. Elle m’a expliqué les démarches que je devais faire. Mohamed m’avait aussi laissé une moto. Je savais conduire la moto et le solex !

À l’usine nous faisions un travail manuel, jusqu’au jour, en 1989, où une machine est arrivée pour faire ce travail. Elle a remplacé 150 personnes, il y a eu des licenciements. Je m’en souviens, j’avais 38 ans. Avant, on entendait chanter en portugais, en arabe, en italien. Pas en français… Ils étaient calmes, les français ! Il y a eu une grève. Il n’est resté aucune femme arabe, à part moi. Ils m’ont gardée car j’avais un enfant et que j’étais la veuve d’un ouvrier de l’usine. Comme homme arabe, ils ont gardé aussi mon beau-frère, jusqu’à sa retraite et deux autres hommes. L’ambiance a changé, beaucoup de gens étaient tristes. Et l’année d’après, l’usine a déménagé.

Malika
Propos mis en récit par Martine Silberstein


Prochain épisode : vendredi 13 mai.