Des récits du travail

Construire un foyer

Louise est assistante sociale dans un foyer qui accueille des réfugiés. Elle aide ceux-ci à préparer leur demande d’asile, plus généralement à trouver une place dans leur nouveau pays.

Parfois, le matin, une personne fait le pied de grue en m’attendant devant mon bureau, et je dois la recevoir bien sûr. Gérer des situations d’urgence de demandeurs d’asile est une partie de mon travail. Dans ce foyer d’hébergement social, personne ne dort tranquille. Ici, les réfugiés du Moyen-Orient ou d’Afrique sont à l’abri, mais les souffrances qu’ils ont endurées restent vives, et leur situation est précaire. Ils font des cauchemars, sont sous médicaments, voire décompensent jusqu’à devoir être internés en hôpital psychiatrique. Alors j’accueille, j’écoute, je pare au plus pressé, je conviens d’un rendez-vous pour le plus long terme.

Pour bien démarrer la journée, nous nous retrouvons entre collègues : nous sommes cinq intervenants sociaux employés par l’entreprise qui gère le foyer. C’est moi qui fais le café pour l’équipe. Je détestais en boire il y a quelques années, aujourd’hui je ne peux plus m’en passer. C’est un moment convivial important, qui contribue à la bonne ambiance entre nous. Nous fonctionnons en binôme, avec environ vingt-cinq familles à suivre chacun, l’un plutôt sur le social, l’autre plutôt sur le juridique. Ainsi nous pouvons échanger sur les problèmes et nous passer le relai si le contact avec une famille n’est pas bon. Le café du matin est aussi l’occasion de faire un point de dix ou quinze minutes sur les évènements de la veille. Jusqu’à l’année dernière, nous avions deux heures mensuelles d’analyse de pratique professionnelle, mais elles ont été supprimées par restriction budgétaire. C’était pourtant un outil de travail précieux. Nous n’en sommes pas encore à la situation des agents de la Caisse d’allocations familiales, qui doivent enchainer les rendez-vous tous les quarts d’heure, mais ce n’est pas satisfaisant d’être toujours dans l’action, la tête dans le guidon, sans prendre le temps de réfléchir à ce que nous faisons. Nous ne travaillons plus qu’avec nos tripes, là où nous aurions tant besoin de sérénité. Le directeur du foyer est issu du social, et il sait que c’est important de nous laisser de la liberté dans l’organisation de notre travail. Mais le manageur au-dessus de lui a fait une école de gestion. Lui est dans la logique de rentabilité de l’entreprise, une société d’économie mixte, qui est propriétaire du bâtiment et fonctionne à partir d’un financement de la préfecture.

La matinée est réservée aux rendez-vous pour faire avancer les dossiers, à commencer par la demande d’asile. J’accompagne les réfugiés dans l’écriture de leur récit de vie : ils doivent expliquer les raisons pour lesquelles ils ont quitté leur pays et convaincre qu’ils ont besoin d’être accueillis ici. Il faut détailler les menaces et les persécutions qu’ils ont subies, expliquer en quoi les autorités de leur pays ne pouvaient pas les protéger. C’est éprouvant pour eux comme pour moi. Ils doivent se replonger dans des évènements que les ont traumatisés, raconter ce qu’ils voudraient plutôt oublier. Je leur demande de me faire confiance en me livrant des souffrances intimes, des blessures physiques ou psychologiques terribles : les tortures, les viols, leur fuite, leurs inquiétudes pour la famille restée au pays. Et tout cela est destiné à une administration anonyme, qui, par principe, doit douter de leur bonne foi, débusquer les récits achetés, les mensonges. C’est difficile de prouver un viol en France, alors quand les faits se sont produits à des milliers de kilomètres… Il est souvent indispensable de recourir à un interprète, ce qui complique encore la relation. Ça introduit une tierce personne dans un entretien déjà délicat. On peut avoir aussi besoin d’un avocat : les dossiers vont souvent jusqu’à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), et il faut alors remplir des demandes d’aide juridictionnelle.

Pour le reste, on se débrouille. Avec l’expérience, j’arrive à communiquer avec eux, même sans interprète, avec des gestes. Je parle anglais, je peux donc servir d’intermédiaire pour ceux qui l’ont appris un peu à l’école. J’utilise des mots-clés de la demande d’asile : tous les réfugiés connaissent le mot « récépissé », ce bout de papier avec leur photo que la préfecture leur délivre et qui les autorise à séjourner en France. Je finis par comprendre aussi les mots des autres langues comme « firma » (« signature », en albanais). Cela prend beaucoup de temps pour des choses simples, mais on y arrive toujours. Le langage prend une tout autre dimension quand on est habitué à parler avec des gens qui ont une autre culture.

Je les assiste pour toutes les démarches administratives nécessaires dans la vie ordinaire de notre société. C’est souvent mystérieux pour eux : je dois expliquer le fonctionnement du courrier postal à des Afghans ou des Congolais qui n’ont pas connu ça dans leur pays. Nous remplissons formulaire sur formulaire pour l’accès au droit à la santé, la scolarisation des enfants, les demandes de logement, d’aides financières, etc.

L’après-midi de 14 h à 16 h, nous assurons la permanence d’accueil du courrier. Les résidents n’ont pas de boites aux lettres. C’est une question souvent discutée entre nous : faut-il les laisser recevoir leur courrier comme tout un chacun, en étant autonome dans leurs affaires, ou bien s’occuper de leur correspondance à leur place, pour ne pas laisser passer des délais administratifs ? Ils doivent certes apprendre à se débrouiller, mais c’est cher payé quand il faut reprendre toute une procédure à zéro…

D’une façon plus générale, je dois veiller à la qualité de la vie collective. Le confort dans le foyer est minimal. Les résidents logent dans des « unités de vie », des chambres d’à peine 7 m² de chaque côté de grands couloirs. L’ameublement fourni se limite au lit, des couvertures, une armoire, une chaise, une table et un évier. Je les oriente vers Emmaüs pour qu’ils trouvent des draps, des vêtements, des assiettes, du matériel de cuisine, et vers les Restos du cœur pour l’alimentaire.

Il y a seize chambres par étage. Au bout du couloir, trois douches, trois toilettes, une grande cuisine (une gazinière, un four, qui fonctionnent plus ou moins). Les résidents ont beau faire leur possible pour tenir propres les pièces communes, le foyer est infesté de cafards et de punaises de lit. Une dame s’est fait extraire deux cafards de l’oreille par son médecin traitant et un bébé en a mangé un. Les tuyaux fuient, sont couverts de moisissures. Une rénovation des sanitaires est prévue cet été, ça devient urgent. J’organise des réunions d’étage dans la cuisine pour qu’ils prennent leur lieu de vie en main. J’apporte le café, et nous discutons de ce qui va, de ce qui pourrait aller mieux. Mais ils se plaignent rarement, parce qu’ils ne veulent pas faire d’ennuis.

Nous organisons une fête de fin d’année, ou, plutôt, nous les incitons à en organiser une ! Nous avons mis en place un comité des fêtes, et nous essayons qu’il soit géré par les résidents. C’est plus compliqué qu’en prenant tout en charge nous-mêmes, mais c’est une occasion de mettre en valeur leurs savoir-faire, et c’est important pour la vie collective. L’un d’entre eux, percussionniste, va jouer pendant la parade pour annoncer la fête ; un résident s’est chargé du son et fait le DJ ; une dame a proposé d’animer un atelier henné et son amie de maquiller les enfants ; un jeune Rwandais veut animer un débat sur les migrations. Nous participons aussi à la fête des voisins avec les habitants du quartier. Il y a des sorties comme des visites guidées de la ville ou des spectacles, mais il faut que ce soit gratuit car nous n’avons pas de budget dédié. Il y a quelque temps, le foyer employait un animateur pour toutes ces activités. Là ça nous prend beaucoup de temps au détriment du travail administratif, mais ça nous tient à cœur. Si on ne fait rien, les gens se mélangent peu. Ce n’est pas facile de vivre sur le même palier que quinze autres personnes venues du monde entier, de langues et de cultures différentes.

À 16 h, on baisse le rideau. Et de 16 h à 18 h, je suis à nouveau en rendez-vous ou je fais du travail de fond.

C’est de plus en plus difficile, tant à cause de la diminution des moyens que des réformes de la procédure de demande d’asile. Le taux d’encadrement dans le foyer est passé d’un intervenant pour dix à un pour quinze ou vingt aujourd’hui. Concrètement, je suis de moins en moins disponible pour les rendez-vous administratifs. Je me contente de courriers de présentation, en disant que ça les encourage à être autonome d’y aller seuls, mais c’est surtout que je n’ai plus le temps, sauf cas exceptionnels : des questions qui trainent depuis trois semaines, une personne qui ne reçoit plus son allocation et qui est déjà allée trois fois à l’agence en vain…

Les procédures sont censées être « accélérées », mais la réforme a surtout engendré des erreurs que nous passons un temps fou à essayer de réparer. Auparavant, les demandeurs d’asile avaient le droit de travailler. Ça leur assurait un revenu, et le sentiment d’être utile, de commencer effectivement une nouvelle vie. Depuis 2002, c’est interdit, et ils n’ont qu’une allocation pour vivre, à attendre sans rien faire. Avec la réforme du droit d’asile de novembre 2015, le montant de l’allocation est passé de 11 € à 6,80 € par jour (soit environ 210 €/mois). Je n’ai aucune visibilité sur les versements : s’il y a une rupture ou une erreur, je ne peux rien faire. Il y a énormément de personnes dans ce cas et je n’arrive pas à rétablir leurs droits. Impossible d’obtenir une réponse par courriel ou par téléphone, et je dois les envoyer aux permanences hebdomadaires. Ils doivent arriver à 6 h du matin pour avoir une chance d’être reçus ! Et quand ils reviennent, la réponse est écrite sur un post-it… Tout cela représente au final des économies budgétaires, mais à quel prix pour les personnes concernées ? Nous en sommes à envisager de passer par des avocats ou même le défenseur des droits : mais c’est encore des affaires de paperasse chronophages.

Il y a des moments difficiles, à la limite de l’épuisement nerveux, avec peu d’espace pour relâcher la parole. Quand un réfugié vient me dire pour la quatrième fois « Je n’ai pas eu mon allocation… », j’ai envie de lui répondre « Tu me soules ! », même s’il n’y est pour rien ! À la maison, ce n’est pas le lieu. Je me suis vue dernièrement craquer discrètement dans mon bureau… Mon travail, c’est de faire respecter le droit des personnes, je n’y arrive pas et je me pose des questions. Ils ne savent pas ce qu’ils vont devenir, ils ont perdu leurs repères. Je suis face à leurs souffrances.

Je suis allée en Syrie avant la guerre. J’ai été marquée par leur accueil. On nous disait à tout moment « Welcome in Syria ! ». Quand nous étions perdus à chercher un bus ou des toilettes, il y avait toujours quelqu’un pour nous renseigner, ou pour aller chercher un ami parlant anglais, pour nous offrir café, gâteaux, nous mettre dans le bon bus. Ici, les Syriens se sentent mal vus, voire rejetés, en particulier depuis les attentats. Il y a de la colère, un sentiment d’injustice. Je relaie ce qu’ils me disent, ce que je peux lire. Ceux qui restent en Syrie se sentent complètement abandonnés par la communauté internationale. Ici, ils n’osent pas dire qu’ils ont participé à des manifestations pacifiques, ils ont peur de passer pour des terroristes.

Notre quotidien, c’est de prendre en pleine figure la fureur du monde.

Louise
Propos recueillis par Martine Silberstein, mis en récit par Patrice Bride


Dans cette entreprise, les intervenants sociaux sont recrutés selon un profil de poste plutôt que sur diplôme. C’est pratique car ça permet de faire un métier un peu fourretout et de ne pas payer des diplômés d’État selon la grille de rémunération prévue. Je n’avais aucune connaissance en travail social avant de candidater dans ce foyer. J’ai été embauchée parce que j’avais un master de droit international, je connaissais un peu le droit d’asile et les problématiques des réfugiés. J’ai un peu travaillé dans l’humanitaire au Congo. À mon arrivée dans cette entreprise, j’étais « intervenante sociale » et à présent, grâce à une validation des acquis de l’expérience (VAE), j’ai le statut d’assistante sociale.


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