Petites mains

Attineur

Yvan Launay est chargé de préparer les plans de pose sur lesquels seront construits les navires dans les cales du chantier naval de Saint-Nazaire. Il les accompagne d’une cale à l’autre au fur et à mesure de leur construction.

Dans les cales de construction, les navires ne reposent pas à même le sol. Il faut les surélever pour permettre aux soudeurs, aux peintres et à tous ceux qui doivent intervenir de travailler en dessous. Mon boulot, jusqu’à ces derniers mois, c’était d’implanter au sol les blocs de béton sur lesquels sont posées les poutres en chêne qui supporteront la coque du navire au fur et à mesure qu’on le construira. On appelle ces supports des « tins » parce que c’était le nom qu’on donnait autrefois aux morceaux de bois qui calaient les tonneaux dans les caves. Les ouvriers qui mettent en place les « tins » sont donc les « attineurs ». Auparavant, les bateaux avaient des quilles arrondies ; pour les tenir droits, au sec, il fallait les appuyer sur des « accores » – des sortes d’étais – placés sur les côtés. Et la construction se faisait sur un plan incliné si bien que, quand la coque était terminée, on la faisait glisser jusque dans la mer. On pouvait alors parler de « lancement ». C’est comme ça que le France a rejoint l’eau de l’estuaire, ici, en 1962, en présence du général de Gaulle… Maintenant, le fond des navires est plat et on parle de « déséchouage » puisque la mise à l’eau se fait en laissant entrer l’eau dans des cales où la construction est réalisée sur des plans horizontaux.

Quand j’interviens, au tout début de la mise en place des « tins », je me trouve donc dans un grand espace vide. Je dois tracer au sol l’implantation des blocs de béton conformément aux indications du plan qu’on m’a remis. Pour cela, je jongle avec le cordeau, la gueuse de deux à cinq kilos, la craie, la peinture aérosol, le décamètre et le gabarit. Je travaille à genoux, avec deux collègues, et seulement quand le temps le permet. La silhouette de la coque se dessine. Ensuite, on prend des charriots élévateurs pour positionner les bases en béton des tins ainsi que des poutres en acier sur une surface de béton qui fait trente centimètres de longueur par deux mètres de largeur environ. Cette surface, qu’on appelle la longrine, a été renforcée par des pieux qui s’enfoncent profondément dans le sol jusqu’à la roche. Une fois les tins implantés, je travaille le bois (du chêne) que je superpose pour atteindre la hauteur définie au laser altimétrique. Puis, je place une cale de compensation : une « cale à fendre ». Au-dessus, je mets les poutres de chêne de un mètre cinquante par trente-cinq centimètres pour une épaisseur – entre dix et trente centimètres – que j’ajuste suivant les besoins puisque le sol n’est pas parfaitement droit. Donc je rabote pour arriver à la bonne hauteur. C’est extrêmement précis. D’un côté, je peux enlever un ou deux centimètres, ou deux ou trois millimètres, de l’autre rien. Puis, il faut surfacer sur une largeur de trente-cinq centimètres. La planéité se vérifie à la règle et au niveau à bulle par rapport à des points établis au laser. Si on enlève trop, on remet un petit contreplaqué marine en dessous, on remet le bois dessus et on retrace. Le contreplaqué ne s’écrase pas : c’est du bois et de la colle, ça tient. Ça doit supporter des charges de 75 à 150 tonnes et même, parfois, jusqu’à 200 tonnes.

Il est essentiel, pour la phase de construction, que l’ensemble des tins représente une surface plane : ils vont en effet recevoir les assemblages préfabriqués du navire – des blocs – apportés par le grand portique et qu’il va falloir souder les uns aux autres. S’il y a un écart, la soudure sera plus difficile à faire et ce ne sera pas du bon travail. À l’intérieur des blocs, tout ne va pas s’ajuster parfaitement comme sur le plan. Il y a des réglages. Parfois, il arrive que ça se chevauche. Alors il faut dessouder d’un côté, ressouder de l’autre. Le but du jeu, c’est de mettre en face les profilés et les cloisons sur une hauteur, au final, de quatorze, voire seize ponts. Ce n’est pas simple parce qu’il y a le bois des tins qui, à la longue, subit un écrasement ou qui gonfle avec l’humidité ou, au contraire, qui se rétracte avec le soleil. Par ailleurs, la tôle travaille. Le fond du bateau étant alors plus ou moins plat, les bordées vont peut-être s’ajuster à la base, mais dans les ponts supérieurs, il va y avoir des écarts. Donc, il faudra faire une moyenne. Et tout reposera sur ces morceaux de chêne que j’ai ajustés au départ.

Un moment délicat : je dois parfois enlever un tin en charge pour qu’on puisse peindre ou vérifier un marquage, ou une soudure de la partie de la coque qu’il masquait. Il faut se placer sous le navire, dans un espace haut de 1,60 m à 1,80 m. Si les ingénieurs jugent que les autres tins peuvent reprendre la charge, je peux faire sauter la « cale à fendre » à la tronçonneuse. Il y a quand même une pression terrible sur la tête du tin. Il faut mettre des coins en acier pour pouvoir continuer à passer la lame de ma tronçonneuse. Oui, c’est assez risqué.

Donc je vois le navire se construire depuis le moment où il n’y a rien jusqu’au moment où on le met à flot. Entre la pose des tins et la première mise en eau, il se passe quatre mois. À ce stade, le navire n’est pas encore entièrement construit. Il n’y a ni l’avant ni l’arrière. Il se présente comme un gros tronçon étanche que nous sommes chargés de déplacer dans une autre forme en le tractant avec un câble sur treuil. Là, il sera à nouveau échoué pour être fini. En parallèle de mes activités d’installation des tins, j’ai donc des activités de marine. Échouages, déséchouages, transferts, déplacement des barges dans la cale pour que les peintres, depuis des nacelles, puissent peindre la coque quand le navire est à flot. Je prends aussi le canot pour aller lire le tirant d’eau au moment de la mise en eau. J’emmène quelques techniciens jusque sous la coque. C’est unique. C’est le moment rare où on sent la masse colossale du bateau qui va bientôt se soulever. Enfin, quand le navire quitte la cale, je suis au ras de la paroi qui défile devant moi. Un grand courant d’air : il est passé. C’est encore plus impressionnant la nuit : une grosse façade et puis d’un seul coup, il n’y a plus rien. On entend les thrusts vibrer – ce sont les moteurs qui sont sur le bulbe – puis les hélices à l’arrière. Là, ça veut dire que la machine fonctionne.

Je me suis habitué au gigantisme. C’est impressionnant quand on débute. Ensuite, c’est normal. Je n’ai plus peur de me trouver sous un bloc de plusieurs centaines de tonnes accroché au portique. S’il y a une élingue qui casse, c’est fini… Mais bon, il ne faut pas y penser. Il ne faut pas penser non plus aux accidents d’amarrage. Sur un méthanier, j’ai vu une grosse aussière en acier casser. Nous, nous étions sur l’eau. C’est aller claquer sur la coque. Ça a fait un éclair. Ça calme ! Le coup de fouet d’une aussière qui flashe, c’est très dangereux…

Mais le vrai problème, c’est qu’il faut aller de plus en plus vite. Alors tout se complique quand l’obligation de respecter les délais bouleverse le planning et l’organisation de l’espace. Il est arrivé que nous devions démonter des tins qu’on avait construits et réglés : ils gênaient pour déposer momentanément un bloc qui n’avait pas trouvé de place sur l’aire de prémontage. Donc, c’est un peu frustrant. On fait bien le travail au départ, nickel, et on doit le défaire. Et quand il faut le refaire rapidement, on reprend la même chose, on réalise un réglage partiel, on remet des languettes en dessous, on triche, on reprend le niveau, on refait un contrôle derrière. Mais voilà, c’est double boulot. De plus, cette co-activité, dans un endroit où ce n’était pas prévu, génère des déchargements de camions. Ça bouge partout, ça se précipite. On se retrouve avec les charpentiers qui viennent préparer leur chantier provisoire. Ça se croise. On essaie de s’entendre. Il y a des moments où il faut qu’ils accélèrent. Nous aussi. Ça coince. On peut se retrouver à une bonne dizaine sur le même périmètre avec des engins de levage, et même des grues.

À force de subir cette pression, à force de soulever des choses lourdes, de manipuler une raboteuse sur un sol encore enduit de vase, de passer des amarrages, de tirer les barges dans des positions un peu tordues, j’ai fini par m’abimer le dos. Maintenant, je colle du PVC dans un atelier qui pré-arme les panneaux. C’est moins lourd… C’est un autre univers. Mon travail consiste à assembler des tuyaux en plastique parce que, maintenant, il y a moins de tuyaux en acier. Il faut alléger. Là je suis un peu isolé avec une équipe roumaine, et une équipe lituanienne et ukrainienne. Les communications sont un peu difficiles. Je ne vais pas me plaindre non plus, mais je préférais le boulot d’avant. C’était plus intéressant d’être dans la cale, au contact de ces navires que je voyais naitre, grandir et partir. Quand un bateau s’en va, on a tous un sentiment de fierté. On se dit : ça y est, c’est bon. Et il y en a un autre qui s’annonce.

Yvan Launay

Propos recueillis et mis en récit par Pierre Madiot

 


 

« Vous faites quoi dans la vie ? », Éditions de l’Atelier, 2017. 16€ (frais de port inclus)

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