Dire le travail en temps de confinement

Agir en restant à l’abri, dans l’immobilité

Marie-Pierre est chargée de mission dans le secteur culturel en région Occitanie. Elle est confinée à quatre dans un appartement avec terrasse.

Au commencement : le 12 mars. La réalité était là : les enfants n’iraient plus à l’école. Je serai avec eux les matins et mon mari s’occuperait d’eux l’après-midi. Travaillant en coupé dans la restauration, il rentrerait à la maison de sa fin de service vers 14h30, jusqu’à la reprise à 17h. Voilà, nous avions inventé cette formule. C’était du temporaire, de l’organisé à la grosse ficelle. Si cela devait durer, nous verrions. Mon directeur avait dit « vous faites comme vous pouvez ». Dont acte !

Cette organisation a tenu une journée.

Le lundi 16 mars, à midi, les bureaux où je travaille fermaient. Mes collègues et moi étions sommés de rentrer chez nous jusqu’à nouvel ordre. Je suis partie du bureau avec des dossiers, pris à la va-vite et mon ordinateur, tout ça dans deux sacs de courses informes. Incapable de réfléchir, j’ai emporté ce qui me passait par la tete, je n’avais aucune idée de ce qui pourrait m’être utile dans les jours à venir. Y aurait-il des jours à venir ?

Nous étions cinq au bureau, la moitié de l’équipe administrative, les autres étaient sur d’autres sites ou en congé. Nous devions nous dire «  au revoir ». C’était tellement étrange. Nous n’étions pas capables de mettre des mots précis sur ce que nous vivions. Il flottait une grande imprécision, du flou. Nous devions partir mais pour combien de temps ? La vie était subitement interrompue. Nous avons tenté quelques traits d’humour, mais il y avait beaucoup de désarroi dans nos regards et une réelle gravité.

Nous venions de créer un groupe WhatsApp, réunissant les quatre ou cinq collègues les plus proches. Garder le lien, ça tombait vraiment bien !

J’ai traversé la ville vide, encombrée de mes dossiers, de mes interrogations. Je me suis arretée à la boucherie, pris de quoi préparer le repas de midi et celui du lendemain. Je me souviens m’être dit « après, on verra ». Pourtant, le patron évoquait la possible fermeture de sa boutique. Toutes les rumeurs circulaient. Nous étions incrédules. L’incertitude s’installait. 

Ce jour-là, le 16 mars, en vrai, c’était l’anniversaire de mon mari. Ce lundi-là n’aurait du ressembler qu’à ça : ses 49 ans, les ballons accrochés en guirlande, des cadeaux déballés, un apéro avec des amis, un repas au restau en famille, des sms et appels. La plupart des amis ont oublié de le lui souhaiter. Toute l’attention était ailleurs. Au lieu de cette journée d’anniversaire, nous avons écouté le président de la République à la télévision annoncer le confinement pour  tous… Nous y voila. Bon anniversaire mon amour !

Premiers jours : chacun chez soi, mais tous ensemble

Je dors mal. J’ai une douleur vive qui revient parfois au niveau du plexus. Des gens tanguent autour de moi, leurs doutes cherchent à s’immiscer en moi.

Des dizaines de messages parcourent mon téléphone au fil des heures. Je me sens parfois à l’étroit. La peur, l’enfermement, l’absence de verdure ont raison de mes nuits, mais je ne veux pas céder ma sérénité. Je veille à maintenir l’équilibre, pour moi, ma famille. Heureusement, nous sommes ensemble. Notre intimité, notre complicité est là, renforcée. Nous avons listé notre manière de vivre le confinement dans une jolie carte mentale, accrochée à la pate à fixe sur la porte du couloir. Nous faisons des photos. Depuis le début, nous avons photographié ce confinement, comme un voyage. Garder la trace de ce que nous traversions chaque jour. Nous avons créé une deuxième carte mentale le titre : « Ce que nous ferons quand le confinement sera fini. » Elle se remplit au fil de nos envies.

Cuisinier, mon mari est désormais en « garde d’enfants à domicile ». Installé à nos fourneaux, il nous prépare de bons plats. Les enfants plaisantent « Ah papa télétravaille ! » Habitué à cuisiner pour plus de cinquante personnes chaque jour, les quantités demandent à s’adapter à notre format familial ! A 10h, il nous demande ce que nous voudrons manger à midi. Mais nous venons à peine de quitter nos pyjamas et nos bols de petit-déjeuner. On ne se refait pas tout de suite. Les habitudes professionnelles demeurent encore la ! En dehors de cette forme de télétravail, il entreprend de repeindre la salle de bain, lit, bricole son vélo, parcourt le Bon coin, quand l’ordi familial est libre à la recherche d’un combi Volkswagen que nous n’achèterons, sans doute, jamais.

Pour moi, pas de consignes particulières venant du boulot, une note nous informe que nous sommes placés en autorisation exceptionnelle d’absence, à disposition de notre direction au cas où.

Un mail nous indique, quelques jours plus tard, que pour ceux qui ont pris le matériel du service, nous ne pouvons pas nous en servir pour un usage personnel. Nous sommes quatre dans ce cas. Ce message nous blesse. Nous sommes à vif. Nous avons pris nos ordinateurs pour rester utiles et nous prenons en retour une remarque désagréable, un soupçon… quel décalage entre notre geste et son interprétation. Dommage, nous aurions plutôt besoin de confiance renforcée.  

J’installe mon ordinateur, mes dossiers, dans la pièce que nous nommons « la bibliothèque », cette pièce nous sert d’atelier, de salle de jeux, de chambre d’amis. Je branche l’ordinateur à grands renforts de rallonges électriques. Ma fille m’aide. Mais le wifi ne passe pas. Impossible de travailler là. Je déménage mon bureau et aménage au salon, sur la grande table, là où les enfants font école, là où nous dinons le soir.

J’occupe le bout de la table, j’essaie de prendre le moins de place possible.

©Pascal Wolff

Un matin, j’ai mon collègue webmaster au téléphone. Il a une idée de communication pour maintenir le lien entre nos usagers et l’ensemble de l’équipe. On la peaufine ensemble. Il la soumet à notre directeur. Validation accordée, nous y allons. Une manière de rester ensemble malgré le confinement.

De nouveaux rituels

J’entends qu’il faut sculpter les heures, les destiner pour ne pas partir à la dérive.

L’enseignant de mon fils, en CM1, envoie des mails chaque jour avec le travail à faire. Il propose de travailler de 10h à 12h et de vérifier le travail avec les corrections qu’il envoie en fin de journée. Ce tempo devient le mien. Nous nous installons tous les matins, les enfants et moi à la table de travail. Avec mon fils, cela se passe dans ces deux heures contenues. Certains amis souffrent de devoir télétravailler et assumer le rôle d’enseignant. Je ne suis pas dans ce cas, chanceuse. Les demandes de l’enseignant sont adaptées et mesurées. Mon fils s’y retrouve, tout seul, pas vraiment besoin de moi. Ma fille, en 3e, a beaucoup de travail et elle y passe plus que la matinée. Mais elle est très autonome. Nous partageons la table de travail, c’est un moment privilégié.

Je commence toujours par parcourir mes mails. J’en ai tellement peu… quand j’en ai trois par jour, c’est une journée riche. Alors qu’en temps normal, j’en reçois trois en dix minutes. Ce confinement dilue tout. Tout semble inversé. Alors qu’il avait fallu apprendre à accomplir une somme de taches le plus vite possible, désormais, il ne faut pas travailler trop vite, en garder pour demain.

Les projets que je coordonne sont tous suspendus. J’ai un ou deux collègues au téléphone afin de parler de ce qui aurait du etre et qui, compte tenu du contexte, ne sera pas. Comment nous projeter ? En avons-nous les moyens ?

Je décide de dresser un tableau des projets annulés, ceux qui pourront être reportés à l’automne. Mais le contexte le permettra-t-il ?

J’ai toujours travaillé dans l’anticipation de projets. Ce fonctionnement n’est pour le moment plus possible. Certains collègues se projettent pourtant et transmettent des éléments pour construire l’année prochaine.

Au début, j’ai du mal à les lire, les prendre au sérieux. Puis je me lance, je recense tout, je reprends les outils familiers, comme si de rien n’était pour anticiper ce futur, pourtant totalement incertain. Je transmets à mon directeur. Nous nous appelons, nous faisons le point. Cela me fait du bien.

Je saisie tout cela très vite dans le tableau Excel habituel, les réflexes sont là. Quand je prends conscience que je peux ralentir ma cadence, je recule dans ma chaise, je respire. Travailler à mon rythme et non plus dans l’empressement. J’ai le temps.

Besoin d’action

Je suis émue, à la lecture de récits de soignants. Je me sens bien inutile, à l’abri dans ce silence confiné des rues vides, devant mon ordinateur, si calme. Alors que la tempête s’abat sur les hopitaux. Quel contraste. Nous sommes là, dedans, confinés. Le mot est tellement puissant. Confiné : être tenu dans un espace restreint, être enfermé, isolé. Et je sais que dans d’autres espaces confinés, autres que mon « dedans » protecteur, la vie s’agite, des soignant-es se débattent, des employé-es sont chargés de commandes, des éducateurs veillent sur des enfants, des ouvrier-es fabriquent des remèdes, des livreurs traversent les rues vides…

C’est d’une telle violence. Nous sommes dedans, à l’abri, enfermés dans un espace restreint, donc. Alors que certains d’entre nous luttent. Cette inutilité ajoute un poids à mon enfermement.

Je pourrai me sentir bien, à flaner ainsi chez moi. Mais il y a cet arrière-gout. La situation est anormale, folle. Je ne suis pas faite pour la passivité, encore moins quand tout est déréglé, que la situation porte cette forme de gravité.

Si ne pas bouger rend service, je dois me l’imposer, me contraindre à rester au secret. Mais travailler comme ça, avec flottement, ranger mes placards, coudre, bricoler avec les enfants, lire le journal, semblent de bien vaines occupations alors que certains livrent bataille.

Je m’inscris sur la réserve civique. Le directeur général des Services m’indique que je ne pourrai m’y engager qu’en dehors de mes heures de travail… Je consulte plusieurs fois par jour le site où des demandes de service sont postées. Rien dans mon département, rien dans ma ville. Je sollicite les Restos du cœur, me répondent qu’ils n’ont besoin de personne, alors qu’un article la veille dans le journal local indiquait qu’ils recherchaient des volontaires.

Aider, en restant chez soi. Je suis renvoyée à cette obligation. Agir en restant à l’abri, dans l’immobilité. Quel paradoxe !

Les enfants ont tenu à ce que nous applaudissions tous les soirs à 20h. Ils ont impulsé cela dans le quartier. Tous les soirs, ils comptent combien nous sommes à nos terrasses et fenêtres, de cinq, nous sommes passés à treize. Ils en veulent à ceux qui ne sortent pas de chez eux. J’ai du mal avec ce rendez-vous. J’hésite à le trouver adapté, il me culpabilise. J’en fais part à ma filleule lors d’une de nos conversations téléphoniques. Elle me parle de sa sœur infirmière, qui un soir, rentrant de l’hôpital où elle travaille en service réanimation s’est retrouvée en voiture à 20h, au milieu de ces applaudissements et elle a été touchée, reboostée par ces applaudissements qui l’entouraient, alors même qu’elle n’a reçu aucun remerciement, aucun encouragement de sa direction…

Depuis, j’applaudis un peu plus à l’aise. Je sais que cela ne suffit pas. Je me sens tellement redevable de ceux qui continuent à travailler, à maintenir le fil de la vie ordinaire. Au sortir de ce confinement, nous serons leurs obligés. Quand tout sera terminé, nous devrons le repos, la tranquillité, la reconnaissance à ceux qui mènent aujourd’hui le combat en face-à-face.

Demain, notre incertitude

Au détour d’un mail, mon directeur me demande de lui établir un document de synthèse sur les interventions programmées à partir d’octobre prochain. Une première demande concrète, enfin ! Se projeter est une perspective à la fois encourageante et déstabilisante. Elle nous renvoie au fait que nous devrions sortir de ce confinement mais, en même temps, nous ne savons rien de demain. Puissant vertige.

Nous passons de longues heures avec un de mes collègues à faire le point pour répondre à cette demande. Nous travaillons par téléphone. Nous avons l’habitude de travailler ensemble. C’est efficace, on se complète dans nos tâches. C’est agréable de retrouver le fil du travail, comme ça. J’ai un casque sur les oreilles, le clavier de l’ordi sous les mains, mes mains asséchées, à force de les laver. C’est inconfortable mais nous nous adaptons. Tout devient tellement incertain. Cette mission est accomplie en deux demi-journées.

Certains collègues m’appellent. En fonction des interlocuteurs, je sens des perceptions très différentes, les inquiets, les tout-puissants, les incrédules… ceux qui passent des heures à nettoyer leur maison et ceux qui restent à lire dans leur transat.

Mon directeur propose que nous ayons bientot une réunion par Skype. J’installe dans les minutes qui suivent l’application. Prete !

Il me manque des documents, des dossiers papiers laissés le jour du grand départ. J’ai demandé une autorisation exceptionnelle de sortie au DGS. J’attends toujours qu’il me l’adresse. Je prends du retard dans les taches que je voulais accomplir. Mais le mot retard a-t-il encore un sens ?

Demain sera un jour de plus, identique au précédent, ou sensiblement identique.

Au bout de dix jours, je reçois l’autorisation. Dix jours, c’était assez long pour que je prenne de la distance avec ce que j’avais à faire. Visiblement, pour ma direction, il n’y avait aucune urgence, soit. Le précieux sésame en mains, je vais au bureau chercher les dossiers. Deux de mes collègues sont là. Nous sommes heureuses de nous revoir, mais la prudence est de mise. Nous tentons de rester à distance, de ne pas entrer dans le bureau les unes des autres. Il leur a été demandé de venir régler certains dossiers. Elles en ont pour la matinée. Nos journées de travail se résument à quelques heures par jour…

En rentrant chez moi, j’ouvre les dossiers récupérés, je m’attèle à cette nouvelle tache que je me suis seule fixée. Cela ne me prend que deux heures. Certains de mes collègues font pareil, se donnant des missions, d’autres ne travaillent plus du tout. Nous avons chacun interprété à notre manière « l’autorisation exceptionnelle d’absence ».  C’est troublant mais les journées sont heureusement remplies de mille petites satisfactions ordinaires.

Et maintenant ?

J’apprends par certains collègues que des réunions par Skype se tiennent régulièrement  sur des sujets, auxquels je suis normalement associée. Mais je n’ai aucune information de mon directeur. Je ne me formalise pas, je n’ai pas envie de me laisser gagner par des ressentiments. Mes heures chez moi ont trouvé un bon rythme, je ne veux pas y faire entrer les dysfonctionnements du bureau. En toute honneteté, je ressens une certaine amertume et je lève alors le pied sur mon travail. Je décide d’attendre que mon directeur me demande de faire telle ou telle chose. Je ferai un peu plus d’aquarelle et de patisserie, je lirai un peu plus et travaillerai moins.

L’annonce du jour du déconfinement arrive. Nous attendons de savoir comment cela pourra se dérouler pour nous. Nous recevons des notes de service nous indiquant la reprise prochaine, sans précision aucune. Les interprétations des uns et des autres vont bon train. Certains se plaignent de n’avoir reçu aucun appel ou message de notre direction. Sont cités en exemple ces chefs de service qui, chaque semaine depuis le début du confinement, ont pris la peine d’appeler leurs agents pour avoir de leur nouvelles, simplement, humainement. Nous ne vivons pas cela. Il y a de la distance, comme avant. Le confinement n’a pas changé les personnalités.

Nous recevons le protocole de reprise trois jours avant la date officielle. Celui-ci a été établi, sans l’avis des représentants du personnel, sans notre consultation individuelle. Rien ne change, non… Ce protocole prévoit une reprise en privilégiant le télétravail et certaines demi-journées en présentiel au bureau par petits groupes de trois ou quatre, en fonction du secteur d’activité. Les binomes qui nous sont proposés ne correspondent pas à la réalité de notre fonctionnement. Nous sollicitons une réunion de mise en place, l’obtiendrons-nous ? Cette absence de consultation nous rend méfiants. Ce contexte semble être l’occasion pour notre direction d’enfin cloisonner nos services comme ils cherchent à le faire depuis plusieurs mois. Notre fonctionnement est très transversal, poreux d’un service à l’autre et nous tenons à cette souplesse. Comment vivrons-nous cela concrètement ?

Quelle différence y aura-t-il entre ces semaines passées à travailler, de manière distendue, et les semaines à venir à télétravailler ? Me confiera-t-on plus de taches ? Serai-je encore livrée à moi-même et ma seule organisation ? Comment l’esprit d’équipe sera-t-il animé ? En sortirons-nous grandis ?

Marie-Pierre, chargée de mission dans le secteur culturel

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